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Ce n'étoit pas seulement le travail des hommes qui rendoit ces pays étranges, si bizarrement contrastés, la nature sembloit encore prendre plaisir à s'y mettre en opposition avec elle-même, tant on la trouvoit différente en un même lieu sous divers aspects. Au levant les fleurs du printemps, au midi les fruits de l'automne, au nord les glaces de l'hiver : elle réunissoit toutes les saisons dans le même instant, tous les climats dans le même lieu, des terrains contraires sur le même sol, et formoit l'accord inconnu partout ailleurs des productions des plaines et de celles des Alpes. Ajoutez à tout cela les illusions de l'optique, les pointes des monts différemment éclairées, le clair-obscur du soleil et des ombres, et tous les accidens de lumière qui en résultoient le matin et le soir; vous aurez quelque idée des scènes continuelles qui ne cessèrent d'attirer mon admiration, et qui sembloient m'être offertes en un vrai théâtre; car la perspective des monts étant verticale, frappe les yeux tout à la fois et bien plus puissamment que celle des plaines qui ne se voit qu'obliquement, en fuyant, et dont chaque objet vous en cache un autre.

J'attribuai, durant la première journée, aux agrémens de cette variété le calme que je sentois renaître en moi. J'admirois l'empire qu'ont sur nos passions les plus vives les êtres les plus insensibles, et je méprisois la philosophie de ne pouvoir pas même autant sur l'âme qu'une suite d'objets inanimés. Mais cet état paisible ayant duré la nuit et augmenté le lendemain, je ne tardai pas de juger qu'il avoit encore quelqu'autre cause qui ne m'étoit pas connue. J'arrivai ce jour-là sur des montagnes moins élevées; et, parcourant ensuite leurs inégalités, sur celles des plus hautes qui étoient à ma portée. Après m'être promené dans les nuages, j'atteignois un séjour plus serein, d'où l'on

voit dans la saison le tonnerre et l'orage se former au-dessus de soi; image trop vaine de l'âme du sage, dont l'exemple n'exista jamais, ou n'existe qu'aux mêmes lieux d'où l'on en a tiré l'emblême.

Ce fut là que je démêlai sensiblement dans la pureté de l'air où je me trouvois la véritable cause du changement de mou humeur. En effet, c'est une impression générale qu'éprouvent tous les hommes, quoiqu'ils ne l'observeut pas tous, que sur les hautes montagnes, où l'air est pur et subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légèreté dans le corps, plus de sé rénité dans l'esprit; les plaisirs y sont moins ardens, les passions plus modérées. Les méditations y prennent je ne sais quel caractère graud et sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupté tranquille qui n'a rien d'âcre et de sensuel. Il semble qu'en s'élevant au-dessus du séjour des hommes on y laisse tous les sentimens has et terrestres, et qu'à mesure qu'on approche des régions éthérées, l'àme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté. On y est grave sans mélancolie, paisible sans indolence, content d'être et de penser : tous les désirs trop vifs s'émoussent; ils perdent cette pointe aiguë qui les rend douloureux; ils ne laissent au fond du cœur qu'une émotion légère et douce; et c'est ainsi qu'un heureux climat fait servir à la félicité de l'homme les passions qui font ailleurs son tourment. Je doute qu'aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs pût tenir contre un pareil séjour prolongé, et je suis surpris que des bains de l'air salutaire et bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remèdes de la inédecine et de la morale.

Supposez les impressions réunies de ce que je viens de vous décrire, et vous aurez quelque idée de la si

tuation délicieuse où je me trouvois. Imaginez la va— riété, la grandeur, la beauté de mille étonnans spectacles; le plaisir de ne voir autour de soi que des objets tout nouveaux, des oiseaux étranges, des plantes bizarres et inconnues, d'observer en quelque sorte une autre nature, et de se trouver daus un nouveau monde. Tout cela fait aux yeux un mélange inexprimable, dout le charme augmente encore par la subtilité de l'air qui rend les couleurs plus vives, les traits plus marqués, rapproche tous les points de vue, les distances paroissant moindres que dans les plaines où l'épaisseur de l'air couvre la terre d'un voile, où l'horizon présente aux yeux plus d'objets qu'il semble n'en pouvoir contenir. Enfin, ce spectacle a je ne sais quoi de magique, de surnaturel, qui ravit l'esprit et les sens on oublie tout, on s'oublie soi-même, on ne sait plus où l'on est.

J'aurois passé tout le temps de mon voyage dans le seul enchantement du paysage si je n'en eusse éprouvé un plus doux encore dans le commerce des habitans. Vous trouverez dans ma description un léger crayon de leurs mœurs, de leur simplicité, de leur égalité d'âme, et de cette paisible tranquillité qui les rend heureux par l'exemption des peines, plutôt que par le goût des plaisirs. Mais ce que je n'ai pu vous peindre et qu'on ne peut guère imaginer, c'est leur humanité désintéressée, et leur zèle hospitalier pour tous les étrangers que le hasard ou la curiosité conduisent chez eux. J'en fis une épreuve surprenante, moi qui n'étois connu de personne, et qui ne marchois qu'à l'aide d'un conducteur. Quand j'arrivois le soir dans un bameau, chacun venoit avec tant d'empressement m'offrir sa maison, que j'étois embarrassé du choix; et celui qui obtenoit la préférence en paroissoit si content,

que la première fois je pris cette ardeur pour de l'avidité; mais je fus bien étonué quand, après en avoir usé chez mon hôte à peu près comme au cabaret, il refusa le lendemain mon argent, s'offensant même de ma proposition, et il en a partout été de même. Ainsi c'étoit le pur amour de l'hospitalité, communément assez tiède, qu'à sa vivacité j'avois pris pour l'âpreté du gain. Leur désintéressement fut si complet, que, dans tout le voyage, je n'ai pu trouver à placer un patagon. En effet, à quoi dépenser de l'argent dans un pays où les maîtres ne reçoivent point le prix de leurs frais, ni les domestiques celui de leurs soins, et où l'on ne trouve aucun mendiant! Cependant l'argent est fort rare dans le haut Valais; mais c'est pour cela que les habitans sont à leur aise car les denrées y sont abondantes, sans aucun débouché au dehors, sans consommation de luxe au dedans, et sans que le cultivateur montagnard, dont les travaux sont les plaisirs, devienne moins laborieux. Si jamais ils ont plus d'argent, ils seront infailliblement plus pauvres; ils ont la sagesse de le sentir, et il y a dans le pays des mines d'or qu'il n'est pas permis d'exploiter.

J'étois d'abord fort surpris de l'opposition de ces usages avec ceux du bas Valais, où, sur la route d'ltalie, on rançonne assez durement les passagers, et j'avois peine à concilier dans un même peuple des manières si différentes. Un Valaisan m'en expliqua la raison. Dans la vallée, me dit-il, les étrangers qui passent sont des marchands et d'autres gens uniquement occupés de leur négoce et de leur gain; il est juste qu'ils nous laissent une partie de leur profit, et nous les traitons comme ils traitent les autres. Mais ici où nulle affaire n'appelle les étrangers, nous sommes sûrs que leur voyage est désintéressé; l'accueil qu'on leur fait

l'est aussi ce sont des hôtes qui nous viennent voir parce qu'ils nous aiment, et nous les recevons avec amitié. Au reste, ajouta-t-il en souriant, cette hospitalité n'est pas coûteuse, et peu de gens s'avisent d'en profiter. Ah! je le crois, lui répondis-je, que feroit-on chez un peuple qui vit pour vivre, non pour gagner, ni pour briller? Hommes heureux et digues de l'être, j'aime à croire qu'il faut vous ressembler en quelque chose pour se plaire au milieu de vous!

Ce qui me paroissoit le plus agréable dans leur accueil, c'étoit de n'y pas trouver le moindre vestige de gêne, ni pour eux ni pour moi. Ils vivoient dans leurs maisons comme si je n'y eusse pas été, et il ne tenoit qu'à moi d'y être comme si j'y eusse été seul. Ils ne connoissent point l'incommode vanité d'en faire les honneurs aux étrangers, comme pour les avertir de la présence d'un maître dont on dépend, au moins en cela. Si je ne disois rien, ils supposoient que je voulois vivre à leur manière; je n'avois qu'à dire un mot pour vivre à la mienne sans éprouver jamais de leur part la moindre marque de répugnance ou d'étonnement. Le seul compliment qu'ils me firent, après avoir su que j'étois Suisse, fut de me dire que nous étions frères, et que je n'avois qu'à me regarder chez eux comme étant chez moi, puis ils ne s'embarrassèrent plus de ce que je faisois, n'imaginant pas même que je pusse avoir le moindre doute sur la sincérité de leurs offres, ni le moindre scrupule à m'en prévaloir. Ils en usent entre eux avec la même simplicité; les enfans en âge de raison sont les égaux de leurs pères; les domestiques s'asseyent à table avec leurs maîtres; la même liberté règne dans les maisons et dans la république, et la famille est l'image de l'État.

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