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que les circonstances mettent trop souvent à la bassesse et au crime; n'ayant ni assez de courage pour être toujours bous, ni assez de courage pour être toujours méchans; embrassant tour à tour et le bien et le mal, sans pouvoir se fixer ni à l'un ni à l'autre, sentent la vertu par le remords, et ne sont avertis de leur force que par le reproche secret qu'ils se font de leur foiblesse. Dans cet état, il leur faut un appui.

Le désir de la renommée se mêlant au devoir les enchaîne à la vertu ; ils oseroient peut-être rougir à leurs yeux; ils craindront de rougir aux yeux de leur nation et de leur siècle; et à l'égard des hommes même dont l'âme est d'une trempe plus vigoureuse et plus forte, la gloire est un dédommagement, si elle n'est un appui. Nous nous recrions contre Athènes qui proscrivoit ses grands hommes: l'ostracisme est partout. Un monstre parcourt la terre pour flétrir ce qui est hounête et rabaisser ce qui est grand; il porte à la main la baguette de Tarquin, et abat en courant tout ce qui s'élève. Dès que le mérite naquit, l'envie parut, et la persécution se montra; mais au même instant la nature créa la gloire et lui ordonna de servir de contrepoids au malheur.

Il semble en effet que la vertu et le génie, souvent opprimés, se réfugient, loin du monde réel, dans ce monde imaginaire comme dans un asile où la justice est rétablie. Là, Socrate est vengé, Galilée est absous, Bâcon reste un grand homme. Là, Cicéron ne craint plus le fer des assassins, ni Démosthène le poison. Là, Virgile est au-dessus d'Auguste, et Corneille près de Condé. L'or et la vanité ne se trouvent point là pour distribuer les rangs et assigner les places: chacun, par

l'ascendant de son génie ou de ses vertus, monte et va prendre son rang; les âmes opprimées se relèvent et recouvrent leur, dignité. Ceux qui ont été outragés pendant la vie, trouvent du moins la gloire à l'entrée du mausolée qui doit couvrir leur cendre. L'envie disparoît et l'immortalité commence.

SUR LES GENS A LA MODE,

De tous les peuples le François est celui dont le ca

ractère a dans tous les temps éprouvé le moins d'alté ration on retrouve les François d'aujourd'hui dans ceux des croisades, et, en remontant jusqu'aux Gaulois, on y remarque encore beaucoup de ressemblance. Cette nation a toujours été vive, gaie, généreuse, brave, sincère, présomptueuse, inconstante, avantageuse et inconsidérée. Ses vertus partent du cœur ; ses vices ne tiennent qu'à l'esprit; et ses bonnes qualités, corrigeant ou balançant les mauvaises, toutes concourent peut-être également à rendre le François de tous les hommes le plus sociable. C'est là son caractère propre, et c'en est un très-estimable; mais je crains que depuis quelque temps on n'en ait abusé: on ne s'est pas contenté d'être sociable, on a voulu être aimable, et je crois qu'on a pris l'abus pour la perfection. Ceci a besoin de preuves, c'est-à-dire d'explication.

Les qualités propres à la société sont la politesse sans fausseté, la franchise sans rudesse, la prévenance sans bassesse, la complaisance sans flatterie, les égards sans contrainte, et surtout le cœur porté à la bienfai¬ sance. Ainsi l'homme sociable est le citoyen par excellence.

L'homme aimable, du moins celui à qui l'on donne aujourd'hui ce titre, est fort indifférent sur le bien public, ardent à plaire à toutes les sociétés où son goût et le hasard le jettent, et prêt à en sacrifier chaque particulier. Il n'aime personne, n'est aimé de qui que ce soit, plaît à tous, et souvent est méprisé et recherché les mêmes gens. par

Par un contraste assez bizarre, toujours occupé des autres, il n'est satisfait que de lui, et n'attend son bonheur que de leur opinion sans songer précisément à leur estime qu'il suppose apparemment, ou dont il iguore la nature. Le désir immodéré d'amuser l'engage à immoler l'absent qu'il estime le plus à la malignité de ceux dont il fait le moins de cas, mais qui l'écontent. Aussi frivole que dangereux, il met presque de bonne foi la médisance et la calomnie au rang des amusemens, sans soupçonner qu'elles aient d'autres effets; et ce qu'il y a d'heureux et de plus honteux dans les mœurs, le jugement qu'il en porte se trouve quelquefois juste,

Les liaisons particulières de l'homme sociable l'attachent de plus en plus à l'état, à ses concitoyens; celles de l'homme aimable ne font que l'écarter des devoirs essentiels. L'homme sociable inspire le désir de vivre avec lui : on n'aime qu'à rencontrer l'homme aimable. Tel est enfin dans ce caractère l'assemblage de vices, de frivolités et d'inconvéniens que l'homme aimable est souvent l'homme le moins digne d'être aimé.

Cependant l'ambition de parvenir à cette réputation devient de jour en jour une espèce de maladie épidémique eh! comment ne seroit on pas flatté d'un titre qui éclipse la vertu et fait pardonner le vice! Qu'un homme soit déshonoré au point qu'on en fasse des reproches à ceux qui vivent avec lui, ils conviennent de

tout; ce n'est pas en essayant de le justifier qu'ils se défendent eux-mêmes : tout cela est vrai, vous dit-on; mais il est fort aimable. Il faut que cette raison soit bonne ou bien généralement admise, car on n'y réplique pas. L'homme le plus dangereux dans nos mœurs est celui qui est vicieux avec de la gaieté et des grâces: il n'y a rien que cet extérieur ne fasse passer et n'empêche d'être odieux.

Qu'arrive-t-il de là? Tout le monde veut être aimable, et ne s'embarrasse pas d'être autre chose; on y sacrifie ses devoirs, et je dirois la considération si on la perdoit par là. Un des plus malheureux effets de cette manie futile est le mépris de son état, le dédain de la profession dont on est comptable, et dans laquelle on devroit toujours chercher sa première gloire.

Le magistrat regarde l'étude et le travail comme des soins obscurs qui ne conviennent qu'à des hommes qui ne sont pas faits pour le monde. Il voit que ceux qui se livrent à leurs devoirs ne sont connus que par hasard de ceux qui en ont un besoin passager; de sorte qu'il n'est pas rare de rencontrer de ces magistrats aimables qui, dans les affaires d'éclat, sont moins des juges que des solliciteurs qui recommandent à leurs confrères les intérêts des gens connus.

Le militaire d'une certaine classe croit que l'application au service doit être le partage des subalternes : ainsi les grades ne seroient plus que des distinctious de rang, et non pas des emplois qui exigent des fonctions.

L'homme de lettres qui, par des ouvrages travaillés, auroit pu instruire son siècle et faire passer son nom à la postérité, néglige ses talens, et les perd faute de les cultiver; il auroit été compté parmi les hommes illustres, il reste un homme d'esprit de société.

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