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Mettons de l'autre côté, vis-à-vis de lui, l'homme juste et modeste, plus jaloux, comme dit Eschyle, d'être bon que de le paraître. Il ne faut pas qu'il le paraisse; car, si on le croit homme de bien, sa renommée lui attirera des honneurs et des récompenses, et l'on ne saura plus s'il est vertueux pour la vertu seule, ou pour les récompenses et les honneurs. Ainsi dépouillons-le de tout, excepté de sa justice, et rendons, en un mot, le contraste parfait: irréprochable, qu'il soit chargé de tous les soupçons du crime; éprou– vons sa vertu, je veux la voir aux prises avec l'infamie et ses tourments. Mais qu'il marche d'un pas ferme jusqu'au tombeau, entouré sans cesse des faux jugements de l'opinion, et toujours vertueux. Que dis-je? qu'il soit battu de verges, mis à la torture et aux fers, qu'on lui brûle les yeux,

et qu'enfin, après avoir souffert tous les supplices, il expire sur une croix. Voilà deux hommes parvenus au dernier terme, l'un de la justice, l'autre de l'injustice; quel est le plus heureux? Prononcez.

RÉPUBLIQUE, LIV. II.

DU SERMENT.

Les jugements de Rhadamanthe nous semblent aujourd'hui une véri– table merveille. De son temps, il n'était pas un seul mortel qui ne crût de toute son ame à l'existence des dieux ; les fils des dieux conversaient parmi les hommes, et Rhadamanthe luimême passait pour fils de Jupiter. Il osa donc remettre aux dieux plutôt qu'à des juges terrestres la décision

simple et prompte des causes dont il était l'arbitre. Il déférait le serment aux deux parties sur les points en litige, et aussitôt il prononçait avec confiance.

Mais aujourd'hui, les uns ne croient point aux dieux; les autres pensent qu'ils ne se mêlent point des affaires du monde; d'autres, plus nombreux et plus pervers, s'imaginent qu'avec de petits sacrifices et beaucoup de flatteries superstitieuses, ils les rendront complices de leurs vols, et trouveront dans leur protection un asile contre la justice humaine la législation de Rhadamanthe n'est plus faite pour nos contemporains.

Puisque les hommes ont changé d'opinion sur les dieux, changeons aussi les lois. Que la sagesse de nos codes abolisse le serment des parties. L'accusateur écrira sa plainte, sans

jurer que son adversaire est coupable; et l'accusé, sa défense, sans jurer qu'il ne l'est pas. Quelle horreur en effet, dans une ville aussi féconde en débats judiciaires, quelle horreur de penser que la moitié peut-être des citoyens que l'on rencontre dans un festin, dans un cercle, dans une assemblée publique, sont des parjures et des sacriléges!

Je propose donc cette loi :

«Seront astreints au serment, le juge, avant de rendre son arrêt; le magistrat chargé des élections, avant d'ouvrir au pied de l'autel l'urne des suffrages; ceux qui président et qui décernent les prix dans les jeux du théâtre, au stade, à l'hippodrome; enfin, tout homme en charge qui, selon les apparences, ne trouverait point de profit à se parjurer. Mais lorsque le serment pourrait être d'un

grand intérêt en justice, on suivra, sans l'exiger, les voies ordinaires des tribunaux; on le défendra à ceux qui, pour en faire un moyen de persuasion, prononceraient des imprécations contre eux-mêmes et contre leur famille; et s'ils descendent à de honteuses prières, s'ils gémissent comme des femmes, s'ils s'emportent quand ils parlent ou écoutent, ils seront rappelés à la cause par les magistrats. Les étrangers seuls, en procès avec des étrangers, peuvent continuer de faire et de recevoir le serment: comme ils ne vieillissent point dans l'État, il n'est pas à craindre que leur société passagère en corrompe les mœurs. Le serment sera aussi permis aux citoyens libres, dans toute affaire où la désobéissance à la patrie n'entraînerait ni les verges, ni la prison, Lois, LIV. XII.

ni la mort. >>

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