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LE PHILOSOPHE,

Le philosophe, dès son jeune âge, ignore le chemin de la tribune publique; il ignore les cours judiciaires, le sénat, toutes les assemblées civiles; il n'écoute, il ne lit aucun décret, aucune loi; les factions et les brigues, les réunions, les repas, les festins égayés par les jeunes chanteuses, il n'a jamais vu l'ombre d'aucun de ces plaisirs; enfin, le bien ou le mal qui se passe dans la ville, les bruits sur tel homme, telle femme, telle maison ne lui sont pas plus connus que les grains de sable du rivage. Mais il ne sait pas même qu'il ne sait rien de tout cela : n'allez pas croire qu'il vive ainsi par vanité. Non, il est étranger parmi vous; son corps est ici, mais son ame,

pour qui toutes ces choses ne sont rien, errant, comme dit Pindare,

Et sous la terre, et par delà les cieux, traverse l'immensité, plane au dessus des astres, et, impatiente d'étudier la nature de chaque monde, ne se repose jamais au voisinage de sa prison.

Thalès, occupé des astres et ne regardant que le ciel, tomba dans un puits; et l'on raconte qu'une petite. esclave de Thrace lui dit avec malice : Tu veux voir dans le ciel, et tu ne vois pas à tes pieds! Voilà l'histoire du philosophe : il ignore ce que fait son voisin, il ignore presque si c'est un homme; mais il cherche ce que c'est que l'homme, ce que l'homme doit faire ou penser, et il s'immole luimême au desir de le savoir.

En effet, qu'il paraisse dans la so

ciété; qu'il soit obligé surtout, devant. un tribunal ou ailleurs, de parler des objets qui sont à ses pieds et sous ses il fait rire non-seulement les yeux; femmes de Thrace, mais tout le peuple, et il trouve, comme Thalès, des abîmes à chaque pas. Il s'expose donc à ce qui déshonore le plus, à passer pour un sot. Faut-il blâmer? il ne peut rien dire, parcequ'il ne sait de mal de personne, et qu'il n'y a jamais songé il se tait, on le trouve ridicule. Faut-il louer? il rit de bonne foi des éloges que les autres se donnent on le croit fou. Vantez-lui le bonheur d'un tyran, d'un roi N'est-ce pas, dira-t-il, comme un pâtre, comme un chevrier, qu'on trouverait heureux de tirer beaucoup de lait de ses trou? Seulement les troupeaux que peaux les monarques ont à conduire et à traire sont plus rebelles et plus dan

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gereux. Mais en quoi les princes ressemblent-ils encore aux pasteurs des champs? ils n'ont pas plus qu'eux le temps de s'instruire; et leurs palais s'élèvent dans les citadelles, comme les bergeries sur les montagnes. Essayez de lui parler des immenses richesses d'un homme qui possède dix mille arpents ou beaucoup plus combien c'est peu de chose pour celui qui, d'un seul coup d'œil, embrasse toute la terre!

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Si par hasard les admirateurs de la noblesse viennent à célébrer un homme dont les sept derniers aïeux ont été riches Quelle aveugle louange, s'écrie-t-il, et qu'il faut avoir les yeux faibles, qu'il faut être ignorant, pour ne pas considérer ensemble tous les siècles, pour ne pas voir que chacun de nous a des milliers innombrables d'aïeux, et qu'une perpétuelle succes

sion de riches et de pauvres, de rois et d'esclaves, de Grecs et de barbares, a formé notre famille! Ces nobles, fiers de vingt-cinq ancêtres, et qui veulent descendre d'Hercule, fils d'Amphitryon, font encore un bien petit calcul; et je ris en moi-même, dit le sage, de ce qu'était peut-être, au gré de la fortune, le vingt-cinquième ancêtre d'Amphitryon et le cinquantième du noble d'aujourd'hui; je ris de ceux qui ne savent pas employer leur raison, et rejeter loin d'eux une si folle vanité.

Le philosophe, que l'on ne comprend pas, devient donc le jouet du vulgaire, qui tantôt l'accuse d'orgueil, tantôt se plaît à voir tous les jours ses chutes et

ses erreurs.

Mais lorsque le philosophe, à son tour, élève au-dessus de la terre un de ses juges, et qu'il le décide à sortir un

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