zarres qui charment le peuple: supposez que derrière le mur, s'élèvent aussi mille objets de formes différentes, des statues, des animaux de bois ou de pierre, des meubles en tout genre, portés par des hommes dont les uns se parlent, tandis que les autres marchent en silence. Voilà un étrange pays et d'inconcevables prisonniers; cependant voilà notre i mage. Ces habitants de la nuit ont-ils jamais pu voir autre chose que leur ombre et celle de leurs voisins, retracée par la lueur de la flamme sur le côté de la caverne qu'ils regardent? Non, puisqu'ils sont forcés de rester toute leur vie la tête immobile. Mais ces meubles, ces statues qu'on porte derrière eux? ils n'en voient aussi que l'ombre. Si donc ils peuvent s'entretenir, ne prendront-ils pas dans leurs discours cette ombre pour la réalité? Je le crois. Si l'écho du souterrain peut leur transmettre la voix, et qu'un des passants vienne à parler, n'attribueront-ils pas cette voix à de vains fantômes? Enfin, ces malheureux prendront pour des corps véritables une trompeuse illusion. Mais brisons leurs fers, et supposons que la nature veuille les guérir de cette longue erreur. Un des captifs est délivré, il se lève aussitôt, il tourne la tête, il marche, il voit le foyer de lumière trop faible pour ce qu'il éprouve, ébloui, accablé d'un si vif éclat, il ne peut supporter ce spectacle, dont il ne connaissait que l'ombre mensongère. Que croyez-vous qu'il vous réponde, si vous lui apprenez qu'il n'avait vu jusqu'à présent que des fantômes, qu'il peut enfin contempler les choses mêmes, que la vé rité est plus proche de lui, et sa vue moins trompeuse? Montrez-lui chacun des objets qui passent devant ses yeux, demandez-lui ce qu'il en pense; et il va douter, il va croire que les figures qui l'ont abusé si long-temps étaient plus vraies que celles qu'on lui montre aujourd'hui. Forcez-le d'envisager la flamme; ses yeux seront blessés, il voudra fuir, et retourner à ce qui ne l'éblouit pas: Voilà, dira-t-il, la réalité. Maintenant arrachons-le de ce gouffre, qu'il nous suive à travers ces routes pénibles et escarpées, traînons-le malgré lui jusqu'à la lumière du jour comme il frémit de cette violence, comme il s'indigne! Toutà-coup le jour frappe ses yeux; ses yeux, remplis de tant de clarté, ne distinguent aucun des objets que nous appelons réels; ce changement sou dain l'aveugle, et ce n'est que peu à peu qu'il découvrira ce monde nouveau pour lui. D'abord ses regards s'arrêteront plus facilement sur les ombres; puis, sur l'image des hommes et des autres corps terrestres que le miroir de l'eau lui représente; puis sur les corps eux-mêmes; ensuite il contemplera les cieux voilés par la nuit, et la lune, les constellations, dont la lumière tempérée l'éblouira moins que le soleil et les feux du jour. Enfin le soleil, non plus sa faible image que l'eau réfléchit ou qui brille sur la terre, le soleil même ne le fait point reculer: il ose l'admirer là où Dieu l'a placé. Alors il reconnaît dans cet astre le père des saisons et de l'année, le roi de ce monde visible, et le principe de tout ce qui frappe les sens des hommes. Tels doivent être les progrès de sa raison. Mais en se rappelant son ancienne demeure, ses compagnons de servitude et leurs fausses opinions, ne s'applaudira-t-il pas de n'être plus avec eux, ne gémira-t-il pas sur leur infortune? Et les honneurs, les éloges. les récompenses, décernés dans le souterrain à quiconque savait le mieux découvrir les ombres à leur passage, remarquer celles qui avaient d'ordinaire le premier, le second rang, ou qui paraissaient ensemble, et deviner par là celles qui devaient suivre; estimera-t-il beaucoup ces honneurs, et son ambition portera-t-elle envie aux malheureux dont ils font la gloire et la puissance? Oh! qu'il voudrait plutôt, comme le héros d'Homère, vivre l'esclave du laboureur le plus pauvre ! Il souffrira tout, avant de retomber dans cet abîme de mensonge et de folie quel sort ne lui semble |