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laisser à l'ombre et à couvert pendant trois mois; de cette manière, on arriverait ainsi à transformer le sel en chlorure de calcium et en carbonate de soude, qui agiraient dans toutes les terres, quelle que fut leur composition chimique. Ce mode d'employer le sel serait, sans contredit, le plus commode et le plus économique dans la main d'œuvre. 1500 à 2,000 kil. du mélange suffiraient et au-delà par hectare. Nous essayons ce mode, MM. Fauchet, Dubreuil et moi, dans nos expériences de cette année.

Une erreur dans laquelle sont tombés la plupart des expérimentateurs et des personnes qui ont parlé du sel, c'est de croire que l'emploi de cette substance peut suppléer à l'engrais organique, à l'humus du sol; en d'autres termes, qu'un sol stérile peut donner d'abondantes récoltes par le seul fait du salage. Il faut bien qu'on le sache, le sel marin, pas plus que le plâtre, la chaux, la marne, et les autres matières minérales usitées comme amendements ou engrais, n'apporte aucune amélioration possible dans un sol médiocrement fumé, et c'est perdre ses peines et ses frais que de saler, plâtrer, chauler, marner des fonds maigres et appauvris. Le salage, de même que le plâtrage, le chaulage, le marnage, n'est donc qu'un moyen d'augmenter les produits, de doubler et même de tripler les récoltes, lorsque toutefois on a rempli toutes les autres conditions d'une bonne culture.

Un cultivateur breton, M. Eric de Béru, qui expérimentait de son côté, à peu près à la même époque que M. Daurier et que nous, est arrivé à des résultats confirmatifs des nôtres et diamétralement opposés à ceux de M. Daurier. Pour bien saisir l'effet du sel, il a cultivé

'Journal d'Agriculture pratique et de Jardinage, publié sous la direction de M. Bixio. 2 série, t. IV, chronique agricole de

novembre 1846, p. 130

pendant quatre ans, 36 ares d'un champ infesté de fougères; au bout de ce temps, il sema du trèfle dans les 36 ares labourés, en six planches de 6 ares chacune, en y répandant du sel sur quatre d'entr'elles, dans les proportions de 2, 5, 10 et 20 litres, et ne mettant rien sur les deux autres. Le trèfle fut admirable pendant cinq ans sur les planches qui avaient reçu 10 et 20 litres de sel; il fut moins bon et moins durable sur les deux autres planches salées; sur les deux autres planches non salées, le trèfle leva, mais périt l'hiver suivant.

Un champ de 5 hectares, qui a reçu pour 270 fr. de sel il y a sept ans, donne encore plus que les autres, et du grain tellement supérieur en qualité, que M. Eric de Béru le garde toujours pour semence.

Lors de la discussion de la loi sur le sel à la Chambre des Pairs, il a été dit que les auteurs allemands ne parlent aucunement de l'emploi du sel, ce qui prouve que cette substance n'est pas considérée en Allemagne comme un engrais salin avantageux. Plus une erreur vient de haut, plus elle a de danger, et plus il est du devoir de tout le monde de la relever. Anciens et nouveaux, tous les ouvrages allemands d'agriculture parlent du sel et des bons effets qu'il produit quand il est employé dans certaines conditions. Voici le langage que tiennent, en 1846, les écrivains allemands:

« De nos jours, le sel est fréquemment employé en guise d'amendement ; c'est ce qui fait qu'on prépare des sels d'engrais dans les salines et dans certaines fabriques de produits chimiques. Le sel d'engrais est un amendement précieux dans les localités où le voisinage des fabriques le maintient à un prix convenable. »

Ces opinions sont émises par les hommes de la pratique et par les hommes de la science; Pedtzold, Pinkert, Liebig.

Klubek, souvent en opposition avec Liebig, est d'accord avec lui sur ce point'.

La question du sel, envisagé comme engrais salin, nous montre encore une fois tout ce qu'a de facheux, pour la pratique agricole, l'introduction dans la science des principes absolus, l'enthousiasme irréfléchi des agronomes de cabinet, et l'incrédulité systématique des économistes financiers. S'il est un fait facile à vérifier, hors de toute contestation, c'est assurément celui de l'action prononcée du sel sur la végétation, et des bons effets qu'il produit sur les plantes terrestes, c'est-à-dire non marines, ou maritimes, lorsqu'il n'existe dans le sol qu'en proportions convenables.

L'abondance et la qualité supérieure de l'herbe dans les prés salés des bords de la mer et dans les prairies voisines des salines de la Meurthe, du Doubs et du Jura; l'inépuisable fécondité des Polders de la Hollande, terrains conquis sur la mer; la puissance, comme engrais, des plantes marines, des fumiers qu'on arrose avec de l'eau de mer, pratique bien ancienne dans une grande partie de la Bretagne; l'usage des composts de terre, de sel et de chaux dans les comtés de Chester et du Cornwal, en Angleterre ; l'emploi, pour l'arrosement des terrains maraîchers, de la saumure provenant de la salaison du hareng, ainsi que cela a lieu aux environs de Dieppe, de Saint-Valery-en-Caux et des autres ports de la Haute-Normandie; celui non moins avantageux des résidus des mines de sel en Allemagne et en Pologne; l'usage immémorial en Provence de répandre du sel au pied des oliviers, et l'efficacité de la même pratique pour tous les arbres fruitiers, etc.; voilà des effets connus. et sanctionnés par une longue expérience, qu'on ne saurait rapporter à une autre cause qu'à l'activité du sel.

Lettre de M. le baron de Montgondry au journal la Presse. journal d'Agriculture pratique. 2o série, t. IV. p. 131.

Dès 1550, le célèbre Bernard Palissy, si remarquable par son vaste savoir et son talent d'observation, signalait le premier, parmi les modernes, les excellents résultats du sel comme engrais. Il combattait l'idée, généralement reçue alors, que le sel commun est ennemi de toutes les semences; il citait les marais salans de la Saintonge, où l'on récoltait de fort beaux blés, où les vignes donnaient de très bons raisins; il s'élevait contre la vieille coutume de semer du sel sur une terre en signe de malédiction, et pour la rendre improductive. « Je ne veux pas prouver par là, dit-il, que le sel commun soit plaisant à toutes espèces de plantes. Mais je sais bien que les terres salées de Saintonge portent de toutes espèces de fruits qui y sont plantés, lesquels ont une telle douceur et autant suave qu'en lieu là où j'aye jamais esté. Les herbes sauvages, espines et chardons y croissent autant gaillardes qu'en nul autre pays. C'est toujours confirmation de mon argument, contre ceux qui disent que le sel est ennemi des plantes. S'il estait ennemi des plantes, il serait ennemi des natures humaines1. >>

Comment se fait-il donc, qu'après tant de motifs d'accorder au sel marin les propriétés stimulantes qu'on ne dénie à aucune autre substance minérale, plâtre, chaux, cendres de bois, suie, salpêtre, etc., il soit encore besoin aujourd'hui de tenter des expériences pour prouver l'utilité de l'emploi du sel en agriculture? Ah! c'est que, pour cette question du sel comme pour tant d'autres, des esprits irréfléchis ont voulu généraliser, ont outré les conséquences de pratiques sagement limitées à des conditions particulières, et ont préconisé le sel comme un engrais propre à toutes les natures de plantes, à tous les sols, à tous les climats,

Traité des Sels divers et du Sel commun, p. 247 de l'édition in-12 de Cap, publiée en 1844 par Dubochet et Compagnie. - p. 209 de l'édition in-4° de Faujas de Saint-Fond et Gobet.

pouvant suppléer à tous les autres et procurer des produits fabuleux.

La question, ainsi portée hors de ses limites raisonnables, a bientôt amené une réaction en sens contraire. D'autres esprits, aussi peu sensés et non moins absolus que les premiers, s'appuyant d'expériences mal conçues et mal exécutées, en sont arrivés au point de prétendre que le sel est nuisible ou au moins tout à fait inerte. Les défenseurs du fisc n'ont pas manqué de s'emparer de ces opinions extrêmes, pour maintenir les droits exhorbitants qui pèsent sur une substance, que la Providence a répandu partout en abondance autour de l'homme, comme pour lui indiquer les services qu'il peut en retirer.

Et voilà comme quoi, dans l'état actuel des choses, la question du sel, de nette et claire qu'elle était il y a plusieurs siècles, est devenue tellement embrouillée et problématique pour beaucoup, qu'il faudra encore bien du temps pour qu'elle reçoive une solution rationnelle et philosophique.

Espérons qu'enfin la vérité se fera jour, tout en regrettant que sa manifestation soit entourée de tant de difficultés, alors que l'erreur naît et se propage avec une si déplorable facilité.

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