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cherelles de la fange manquent d'éléments et ils n'ont pas su faire ou n'ont pas voulu faire d'élèves dignes d'eux.

D'un autre côté vivant moins en corporation, se méfiant davantage les uns des autres, traqués par une police admirablement organisée, les voleurs n'ont ni le temps, ni l'occasion, ni le courage de se livrer, à l'exemple de leurs devanciers, à un travail incessant sur l'argot. Les plus intelligents se tournent du côté de la Grèce ou gravissent les marches qui conduisent à la Bourse.

Peut-être encore ont-ils moins d'imagination? Peut-être aussi n'y a-t-il plus d'assassins de conviction, ces assassins qui, épris de leur art, partageaient leur vie entre l'étude de l'assassinat et celle de l'argot? Tel fut Lacenaire, le modèle du genre.

De cet ensemble de causes, il résulte que les voleurs d'aujourd'hui en sont, généralement, réduits à des réminiscences, à des plagiats, à des pastiches plus ou moins heureux. Ils n'ont rien trouvé de mieux, pour donner du fil à retordre aux agents de la sûreté, que d'intercaler entre chaque syllabe de mot argotique un certain nombre de mots convenus coupés par tranches et renouvelés le plus souvent possible. Ce mécanisme peu ingénieux en luimême n'a d'autre mérite que de rendre une

conversation incompréhensible pour quiconque n'en a pas la clé. Ne faisant plus de l'art pour l'art, ils n'en demandent pas davantage. C'est ce qui faisait dire à un policier célèbre, dans un moment de mauvaise humeur: «La pègre n'a plus d'argot, l'argot se perd, l'argot est perdu.» Et il ajoutait: «Est-ce que Lapommeraye, est-ce que Billoir, est-ce que Moyaux parlaient argot? »

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Si l'on en excepte le jargon des grecs qui, sans être très-étendu, présente pourtant un certain caractère d'originalité et dénote certaines aptitudes, les grecs sont les plus intelligents parmi ce monde de coquins,- en général le langage des voleurs d'aujourd'hui, de même que celui des souteneurs qui, la plupart, dînent du vol et soupent de la prostitution, ce langage est sec, hâtif, brutal.

Quant aux filles, sauf quelques termes qui leur sont personnels, elles raccrochent, tant est grande la force de l'habitude, la presque totalité de leurs expressions dans le monde des voleurs et des souteneurs.

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Mais combien il y a loin de ces jargons à celui des voyous. Nous parlons du voyou jeune, car avec sa jeunesse s'envole cet esprit primesautier et gouailleur qui le caractérise.

Vieux à vingt ans, ce Voltaire du ruisseau

est déjà vidé, il n'a plus rien dans le ventre, dans la boîte à Joanne, comme il dit.

Le voilà confondu avec la tourbe des gredins sinistres qui ont pour chantre le ministère public.

Ce voyou donc qui, peut-être, ira s'échouer sur la place de la Roquette, après avoir commencé à jouer les utilités en police correctionnelle et fini par les grands premiers rôles en Cour d'assises, c'est lui, cet enfant, qui lance, chaque jour, dans la circulation vingt mots nouveaux, mots-projectiles, venus, dit-on, on ne sait d'où, qui, après avoir circulé de bouche en bouche, après avoir traîné dans la rue, dans les ateliers, sont tout étonnés, sur leurs vieux jours, de faire leur apparition et sur la scène, apportés par quelque joyeux vaudevilliste, et autour des tables des cabarets à la mode, acclimatés par d'aimables viveurs qui ramassent les bouts d'esprit du voyou avec autant de sans-façon que le voyou ramasse les bouts de cigares de l'aimable viveur... Bien plus étonnés encore, sont-ils de voir s'ouvrir devant eux les colonnes d'un lexique français.

De ces enfants trouvés du langage, plus d'un a été, de nos jours, recueilli par M. Littré; combien d'autres le seront par les Littrés de l'avenir; et, d'asile en asile, dans cent ans, si le voyou ne s'amende pas, si son esprit reste

toujours alerte, la langue pourrait bien se trouver refaite de fond en comble, de telle sorte que les anciens mots français courront le risque de passer pour des irréguliers hors d'âge. Alors on verra ce phénomène le prochain dictionnaire de l'Académie française devenu comme l'hôtel des Invalides de la tradition des Racine et des Bossuet, des Voltaire et des Montesquieu, une réunion, en quelque sorte, de colonnes élevées à la mémoire des vocables morts de paralysie, faute de circulation.

Telle est la révolution littéraire qui se prépare, grâce à l'influence occulte du voyou sur l'idiome national. Ce sera comme un 89 lexicographique auquel auront en masse contribué, pour une part moindre, toutes les classes de la société, tous les corps de métier, car autant de professions autant de jargons plus ou moins riches, plus ou moins pittoresques : L'arpion des chiffonniers c'est ainsi qu'ils nomment leur argot, — est un des plus nombreux et des plus variés. Enfants de la rue, la rue les inspire.

Avec lui peut marcher de pair celui des typographes, qui a eu les honneurs d'un livret spécial Dictionnaire de la langue verte des Typographes, par M. Boutmy.

Le jargon des ouvriers du fer également trèsétendu a été étudié avec soin par M. Denis

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