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tique et sur toutes les questions sociales des opinions aussi avancées que le précepteur de ses enfants; il aurait donc très bien pu interdire à ce dernier de manifester les siennes tant qu'il serait à son service. Or, rien de semblable ne se produisit ; M. de Praslin, loin de contrarier les sentiments de Baudelaire, le laissa toujours à même de les exprimer librement et jamais il ne s'opposa à ce qu'il fréquentât des gens qui pensaient comme lui. Il ne faut donc pas s'étonner de voir ce dernier vivre dans l'intimité de Mme Helvétius, de Cabanis, de Jean Debry, de Mailla-Garat, de Condorcet, dont plus tard il devait être appelé à reconnaître le décès lorsqu'en février 95 on dressa l'acte régulier de sa mort tragique, et dont il aida la veuve à obtenir la restitution de ses biens; car à ses manières d'une exquise distinction, à son urbanité naturelle, à son esprit qui l'avaient fait accueillir par ces personnalités d'élite Baudelaire joignait un cœur généreux et dévoué à ses amis jusqu'à risquer sa vie pour eux. Le duc et la duchesse de Praslin allaient en avoir la preuve pendant la Terreur.

En vain, depuis que s'accentuait le caractère violent de la Révolution, le duc avait donné des gages de son civisme en déposant solennellement à la mairie d'Auteuil sa croix de St-Louis et son brevet afin qu'on les détruisît comme un vestige abhorré de l'ancien régime; en vain il avait offert des pistolets à la municipalité pour l'équipement d'un gendarme national; en vain il avait accepté les périlleuses fonctions d'officier municipal de la commune, dans l'espoir d'y maintenir l'ordre; lorsque fut appliquée la loi des suspects, le Comité de Salut Public, un beau jour (5 brumaire, an II), (27 octobre 1793) ordonna l'arrestation du nommé ci-devant du duc de Praslin, l'apposition des scellés sur ses papiers, s'il s'en trouvait de suspects, leur transfert au Comité de Sûreté Générale et fit conduire et détenir ledit Praslin dans la maison d'arrêt de la section du Bonnet Rouge. La duchesse fut arrêtée également. Leurs enfants se seraient trouvés sur le pavé sans protection et sans asile, car les biens de leurs parents étaient confisqués et personne ne se souciait de les recueillir, si leur précepteur Baudelaire, à qui les malheureux parents les avaient confiés au moment de leur arrestation, ne s'était ingénié à se procurer quelque argent pour les faire vivre. C'est ainsi qu'il se mit à donner des leçons de dessin aux enfants de son quartier et notamment à la fille d'un boulanger, qui le payait en petits pains. Les petits pains, comme tout le reste, étaient mis en commun entre les élèves et le précepteur. Baudelaire fit mieux grâce à des amis de collège, qu'il se trouvait avoir parmi les chefs du parti révolutionnaire, il put rester en communications constantes avec M. et Mme de Praslin dans leur prison, leur fit passer de l'argent, des provisions et, aussitôt après le

9 Thermidor, il se mit en campagne pour obtenir leur prompte

mise en liberté.

Revenons maintenant à la branche des Choiseul Praslin propriétaire de la Folie St-James.

A la mort du duc, père de celui dont nous venons de parler, sa veuve qui avait alors trois enfants mineurs, fit apposer, pour se conformer à la loi, les scellés sur la maison de Neuilly et un inventaire fut dressé de tout ce qu'elle contenait, inventaire qui existe encore dans les dossiers de la Justice de Paix de Clichy aux Archives de la Seine et de la lecture duquel se dégage l'impression que la propriété était entretenue par les Praslin avec autant de soin que du temps de Baudard. Toutes les statues, tous les groupes, en marbre ou en plâtre, aussi bien dans l'Ile d'Amour que dans les jardins et le potager, avaient été conservés intacts, à leur place; la salle de bain, la salle verte, le souterrain, le pavillon chinois élevé sur la glacière, la chaumière, étaient toujours convenablement meublés de canapés en acajou ou en sparterie, de sièges cannés, de tables de marbre; il y avait trois chevaux dans l'écurie, deux voitures, un chariot allemand, une diligence avec cabriolet dans les remises, enfin deux vaches dans la vacherie.

Lorsque l'horizon politique commença à devenir tout à fait menaçant, Mme de Praslin quitta son hôtel de la rue de Bourbon pour s'installer avec ses enfants et ses petits enfants à St-James. Elle allait y être douloureusement frappée au mois de février 1793 par la perte de son second fils, César-Hippolyte. Il était très jeune encore, trente-six ans, lorsqu'il mourut presque subitement. Darney, dans son histoire de Neuilly, semble attribuer cette mort à un meurtre ou à un suicide. Pourquoi ? Le procès-verbal d'apposition des scellés après décès, en précisant que trois domestiques, Savinien Florentin Hariot, Benoit Lacour et Claude Dreuville assistaient aux derniers moments de leur maître, rend l'une comme l'autre de ces hypothèses improbables.Le comte César Hippolyte de Praslin laissait une veuve, Louise Joséphine, et deux petits enfants, Albéric César Guy et Appoline Marie Nicolette, qui, après sa mort continuèrent à demeurer avec la duchesse douairière de ChoiseulPraslin, à Neuilly.

Pendant la période terroriste ils vécurent toujours sur le quivive, terrés dans cette maison de St-James où ils couraient à tous moments le danger d'être arrêtés comme le fils aîné venait de l'être, à Auteuil ; s'ils ne l'ont pas été avant le 29 germinal an II, ils l'ont dû uniquement au dévouement de leurs voisins, un épicier, Vallée, un boucher, La Flèche, un maçon, Jouanno, deux pêcheurs, les frères Durand, un maître de pension, Vermeil, et un maître en chirurgie, Daumar, qui eurent le courage bien rare, alors

d'oser attester que la famille n'avait jamais cessé d'habiter Neuilly depuis plusieurs années ; ils l'ont dû également à la bienveillance du maire Boutard et des officiers municipaux qui, sur l'attestation de ces braves gens, ont délivré aux de Praslin des certificats de résidence bien en règle qui les mettaient à l'abri de toutes poursuites. Grâce à ces certificats, où se trouve le signalement exact de ceux à qui ils furent délivrés, nous pouvons nous représenter la duchesse de Praslin une femme de cinquante-quatre ans, assez grande cinq pieds (1 m. 62) avec des cheveux chatain-gris encadrant un visage régulier qu'éclairaient des yeux bleus. La fille aînée, Alix-Judic, âgée de seize ans,avait les cheveux blonds avec les yeux bleus de sa mère. Par contre, le troisième fils, César René, était chatain et il avait les yeux noirs, de même que la plus jeune des filles, Bonne Désirée.

Cependant, en dépit de toutes les attestations de civisme dont s'était munie la vieille duchesse, elle finit par devenir suspecte et, comme telle, être incarcérée, ainsi que le prouve un arrêté du Comité de Sûreté Générale du 29 germinal, an II, ordonnant que « cette «< citoyenne, convaincue d'incivisme et d'aristocratie, sera saisie << et traduite dans une des maisons d'arrêt de la Commune de Paris». La bienveillance de ses voisins n'avait pas pu, cette fois, la sauver de la prison.

Le 9 thermidor vint heureusement l'arracher ainsi que son fils et sa belle fille à la mort et leur rendre la liberté. Aussitôt le danger passé, Mme de Choiseul et ses enfants firent les démarches nécessaires pour qu'on les rayât de la liste des émigrés sur laquelle on les avait inscrits à tort attendu que personne d'entre eux n'avait jamais émigré ; ils s'efforcèrent d'obtenir la restitution de leurs biens séquestrés et, dès le 24 pluviose an III (12 février 1795), le Comité de Législation, présidé par Carnot, prononça leur radiation provisoire et la main-levée de tout séquestre.

Il paraît très probable que Baudelaire dut s'employer à obtenir cette radiation comme il avait obtenu la mise en liberté du duc et des duchesses de Praslin. Hâtons-nous d'ajouter qu'il n'eut point affaire à des ingrats. Lorsque, quatre ans plus tard, en 1799, le duc fut nommé membre du Sénat, il n'eut garde d'oublier l'ancien précepteur de ses enfants - l'aîné était alors élève à l'Ecole Polytechnique et il le fit nommer chef des bureaux de la questure

au Sénat.

Quant à la duchesse, dans son testament, en date du 23 prairial an XII (12 juin 1805), déposé dans l'étude Ancelle, à Neuilly, il y avait cette mention :

«Je prie M. Baudelaire, ancien instituteur de mes fils Félix et « Alphonse, d'agréer un exemplaire des Antiquités d'Herculanum.

<< Je le remercie encore ici des soins qu'il a donnés à mes enfants et « des marques de dévouement que mon mari et moi avons reçues « de lui pendant notre « détention ».

Enfin à la mort de François Baudelaire en 1827, lorsqu'on nomma un conseil de famille à son fils Charles, âgé de six ans, le duc Charles, Raynard, Laure, Félix de Choiseul-Praslin, pair de France, officier de la Légion d'honneur, ancien chambellan de l'Empereur, qui avait été l'élève du défunt au temps de la Révolution, demanda à faire partie du conseil de famille. Il possédait encore à cette époque la propriété d'Auteuil où ses parents avaient longtemps vécu, où lui-même avait passé son enfance. Mais comme la duchesse, sa femme, née de Breteuil, ne se plaisait pas dans la vieille demeure, ils la louèrent successivement à la princesse d'Hénin, au comte de Lally Tollendal, puis encore à la princesse de Carignan, qui y périt brûlée vive dans un accident. Elle fut vendue par les héritiers du duc quatre ans après sa mort survenue en 1841.

Quant à la propriété de Neuilly, la duchesse douairière de Praslin l'avait vendue, le 24 brumaire an IV (15 novembre 1795), à un M.Bobierre qui la lui paya onze millions...en assignats, et la revendit, six ans plus tard, cent mille francs à un sieur Bazin. La duchesse s'était retirée ensuite à Courbevoie, où elle vivait encore en 1801, avec sa seconde belle-fille et sa plus jeune fille, Bonne Désirée, devenue Mme de Groslier, mais qui était séparée d'avec son mari; sa fille ainée, Alix Juliette, qui avait épousé le Comte d'Hautefort, un des intimes de Louis XVIII pendant son exil, était morte déjà à cette époque.

Ainsi la charmante folie de Baudard de St-James est demeurée huit ans dans la famille de Choiseul Praslin qui eut le bon goût de la conserver intacte, telle que l'avait créée le Trésorier de la Marine de Louis xvi, laissant à ceux qui en furent propriétaires après elle la responsabilité des remaniements plus ou moins heureux qui en ont altéré la physionomie primitive.

Ouvrages consultés pour cet article :

C. LEROUX-CESBRON.

Bulletin de la

Bulletin de la Société Historique d'Auteuil et de Passy. Commission Historique de Neuilly. - Didot : Nouvelle Biographie générale. A. Guillois : Le salon de Mme Helvétius sous la Terreur. Archives de la Seine: Domaine 242 et 596; Cartons de la Justice de Paix de Clichy. Archives Nationales : A. F. 1. 2892, 292 S* 2.508; W 1. A 47. — Darney : Histoire de Neuilly. Pesche: Dictionnaire Statistique de la Sarthe. Doniol: Histoire du XVIo arrondissement. · De Nouvion : La Famille de Charles Baudelaire. — J. Crepet : Charles Baudelaire.

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LA VENUS NOIRE A NEUILLY.

(Communication de M. Maurice Guillemot.)

Un soir de l'été dernier, à l'heure crépusculaire où, après l'incendie du couchant. la Ville et la Vie commencent à s'embuer de brumes violettes, je revenais à pied par l'avenue de Neuilly ; à l'angle de la rue Louis-Philippe, par-dessus les palissades coloriées d'affiches d'un terrain vague, mon regard fut attiré par l'aspect moisi et pittoresque d'une vieille maison sale; à une fenêtre du second et dernier étage, où était suspendue une frêle cage d'oiseaux, un homme en manches de chemise était accoudé, avec, près de lui, une femme en cheveux ; le couple était quelconque, tâcherons ayant fini leur journée de huit heures et respirant un peu l'air empoussiéré; mais leurs silhouettes m'hallucinaient parce que tout-à-coup, évocation d'un passé lointain, je les transposais et voici comment alors je les vis:

- Lui, tel que Théophile Gautier l'a dépeint :

« ... Il avait les cheveux coupés très ras, et du plus beau noir; ces cheveux faisaient des pointes régulières sur le front d'une éclatante blancheur, le coiffaient comme une espèce de casque sarrasin; les yeux, couleur de tabac d'Espagne, avaient un regard spirituel, profond, et d'une pénétration peut-être un peu trop insistante; quant à la bouche, meublée de dents très blanches, elle abritait, sous une légère et soyeuse moustache ombrageant son contour, des sinuosités mobiles, voluptueuses et ironiques, comme les lèvres des figures peintes par Léonard de Vinci ; le nez fin et délicat, un peu arrondi, aux narines palpitantes, semblait subodorer de vagues. parfums lointains .Une fossette vigoureuse accentuait le menton comme le coup de pouce final du statuaire; les joues soigneusement rasées contrastaient par leur fleur bleuâtre que veloutait la poudre de riz avec les nuances vermeilles des pommettes; le cou d'une élégance et d'une blancheur féminines, apparaissait dégagé, partant d'un col de chemise rabattu et d'une étroite cravate en madras des Indes et à carreaux ».

-Elle, telle que Théodore de Banville nous la présente : « C'était une fille de couleur, d'une très haute taille, qui portait bien sa tête ingénue et superbe, couronnée d'une chevelure violemment crespelée, et dont la démarche de reine, pleine d'une grâce farouche, avait quelque chose de divin et de bestial ». Un autre contemporain moins lyrique, nous la montre ainsi : « Une mûlatresse, pas très noire, pas très belle, cheveux noirs peu crépus, poitrine assez plate, de taille assez grande, marchant mal ».

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