Images de page
PDF
ePub
[graphic][merged small][merged small][merged small][merged small]

S'il faut en croire le témoignage de ses camarades, elle était surtout hors de pair dans l'interprétation des auteurs classiques et la scène de la rue de Richelieu n'a plus retrouvé, après son départ, aucune artiste capable d'incarner, avec la même justesse d'expression, les Frosine, les Dorine et les Martine.

Son livre,que préfaça Jules Claretie, Ma Vie au Théâtre (1), fournit à la chronique de précieux renseignements. Cet ouvrage nous apprend que Jenny Thénard naquit à Paris en 1849, rue du Helder, à deux pas du boulevard.

Petite fille de Louise Durand Thénard et fille d'Antoinette Thénard, la cantatrice, elle étudia d'abord la peinture sous la direction de Boulanger et de Lepoitevin. Pupille de Got, après la mort de sa mère elle fut encouragée par le grand comédien et par sa grand'mère, à aborder le théâtre.

« Tu as du théâtre dans le sang,lui disait Got, tu ferais mieux, au lieu de vivre mal avec ta peinture, de suivre la carrière qu'ont suivi tous ceux de ta famille maternelle ».

Au Conservatoire, elle fut inscrite au cours de Régnier en 1874 et débuta à la Comédie Française le 10 Mai 1876 dans le rôle de Madame Pernelle, de Tartufe. Elle joua Lisbeth dans l'Ami Fritz, d'Erckmann Chatrian, dona Josepha, dans Hernani, puis un rôle de vieille dévote dans Volte-face, d'Emile Guiard, neveu d'Augier.

Elle commença ensuite ces voyages artistiques qui ne ressemblaient pas alors aux tournées d'aujourd'hui qui sont de véritables entreprises financières. Elle fit preuve, dans ces circonstances, d'un véritable génie d'organisation jouant avec la même maestria Tartufe, le Malade imaginaire, Phèdre, Ruy-Blas, le Passant, etc. Un amusant article de Félix Galipaux paru dans Comedia, nous montre quelles difficultés, elle dut vaincre pour satisfaire aux désirs du public de ces représentations au pied levé.

« Thénard donnait Ruy Blas, à Versailles.

« Vous savez qu'au début du deuxième acte, la royale neurasthénique entend des voix dans le lointain, celles des blanchisseuses, ces voix qui lui font du mal et du bien à la fois. La duchesse ordonne alors aux duègues de faire circuler ces gêneuses.

Ces femmes dont le chant importune la reine

Qu'on les chasse !

1. F. Juven, éditeur.

«< A Paris, dans l'immeuble Fabre, on exécute ponctuellement le jeu de scène indiqué par le poète, mais dans la ville du grand roi, voilà comment les choses se passèrent ce soir-là. Comme il n'y avait pas plus de choristes que dans le creux de la main, pendant les derniers vers de la tirade de la reine, tirade qui finit par oh! l'ennui, la duchesse Thénard était sortie de scène, en douce et à la réplique, avait fredonné dans la coulisse: Tra la la la la la la la laire ça ou autre chose - et durant que Casilda expliquait à dona Maria de Neubourg :

[ocr errors]

Ce sont des lavandières

Qui passent en chantant, là-bas, dans les bruyères.

« l'impresaria était rentrée bien simplement et juste à point pour ordonner :

Ces femmes dont le chant importune la reine,

Qu'on les chasse!

<< Et en sortant de la représentation, les Versaillais enthousiastes, dithyrambiquaient

[ocr errors][ocr errors]

Joli spectacle, hein?

Et comme c'est monté..... comme c'est monté !

Tout en faisant la part de la verve un peu trop..... marseillaise du chroniqueur, on peut en conclure toutefois que Madame Thénard fut,en de fréquentes occasions, à la fois son propre administrateur, son régisseur et sa principale interprête et qu'elle suppléa à tout grâce à son improvisation et à sa fertilité d'invention.

1

C'est

2

1

Une autre anecdote que je puise dans ses vivants Souvenirs atteste d'autre part que la crédulité du public était autrefois beaucoup plus grande qu'elle ne l'est aujourd'hui. Cela se passait vers 1878.

« J'avais organisé, écrit Thénard, avec Philippe Garnier dans Alvarez, Barré dans Dumont et Jeanne Samary dans Mlle Larcey, une représentation du Supplice d'une femme,d'Alexandre Dumas fils

«La soirée eut lieu à Chartres, un dimanche de Novembre, jour de la Saint-André. La location avait été considérable et la salle était comble. Ce n'était pas d'ailleurs la première fois que nous allions à Chartres, le public nous connaissait déjà bien.

« Dès le premier acte, je remarquai, dans une avant-scène du rez-de-chaussée une riche paysanne dont le bonnet de dentelle

valait certes beaucoup plus qu'un chapeau de C... et qui avait aux oreilles deux superbes boutons de diamant.

« Dans la fameuse scène où Mathilde avoue sa trahison à son mari, au moment où, après lui avoir fait lire la lettre révélatrice, je tombais sanglante et brisée aux pieds de Barré, la brave femme me cria tout haut, d'une voix éraillée par l'émotion.

«<- Pleuréz pas, pleurez pas comme ça, ma bonne dame. C'est pas d'vot'faute n'est-ce-pas ? Les hommes ne valent pas la peine qu'on se fasse tant de mal pour eux.

« Et se penchant davantage hors de la loge.

[ocr errors]

- Venez donc chez nous, fit-elle, venez donc, ma pauv’dame ! << Eh! bien ! le public était si empoigné, si convaincu, si « venu pour y croire » qu'il ne broncha point; nous même, en scène, n'eûmes pas la moindre envie de rire et la pièce continua comme si rien ne s'était passé.

« Après le dernier acte, lorsque nous fûmes rappelés, je ne vis plus ma sympathique spectatrice. Je pensai qu'elle avait été respirer au dehors, elle devait en avoir besoin, du reste, car celle-là au moins avait pris part au drame.

« Comme nous quittions le théâtre pour aller prendre le train, on me remit un panier.

- Qu'est-ce que c'est ? demandai-je.

<< Mais avant,que l'on put me répondre,ma paysanne s'élança de la loge du concierge, où elle m'avait attendue et me prenant la main: Emportez ça, ma brave femme, me dit-elle, c'est des bons œufs frais, du beurre battu d'hier et une petite coquetterie (une cravate de soie) pour vous consoler.

« Ah ! bon Dieu, vous en avez t'y eu du chagrin, mais tout s'arrangera. Allez !

« Tout à l'heure, j'ai dit à mon mari : cours vite à l'hôtel chercher les œufs et le beurre que j'ai achetés ce matin : ce sera pour cette pauv' dame de Paris. »

Parmi toutes les qualités que la nature lui avait dévolues, Jenny Thénard posséda au plus haut point l'art de bien dire. Ayant, après son départ du Théâtre Français (motivé par une distribution de rôles dans les Rantzau en 1882) recouvré sa pleine indépendance, elle put se livrer sans arrière pensée aux plaisirs de la conférence qui lui valut des succès de premier ordre.

Elle aimait à raconter avec verve ses débuts dans la petite salle du boulevard des Capucines où elle eut comme partenaire Sarcey, Leconte de Lisle, Coppée, Giffard, Aurélien Scholl, etc.

« PrécédentContinuer »