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mauvais en homme du monde et d'esprit, les bravos du public, qui saluaient en lui le digne partenaire du talent de Geoffroy, étaient pour notre acteur un encouragement mais ne le grisaient point. Il plaisantait volontiers avec ses camarades, mais sans causticité et ses plaisanteries faisaient rire même ceux qu'elles visaient.

C'est ainsi qu'il disait à l'acteur Hyacinthe, dont le nez légendaire déclanchait les rires aussitôt qu'il paraissait en scène avant même d'avoir ouvert la bouche:1

« Tu dois beaucoup à la nature, ton nez est une rude avance qu'elle t'a faite ».

Toujours prêt à se prodiguer pour rendre service, ce fût lui qui organisa avec les frères Lionnet un concert dont le produit était destiné à arracher l'un des deux, Hyppolite, à la conscription. L'Héritier y chanta la valse des «< Cris de Paris », le lendemain, tout le monde la fredonnait au Boulevard.

Lorsque, le 15 octobre 1881, les camarades de L'Héritier décidèrent de fêter la cinquantième anniversaire de son entrée au Palais-Royal, il venait de jouer son 362° rôle dans le « Mari de Babette »>, de Meilhac et Ch. Gille.

Cette fête du cinquantenaire dramatique du vieil acteur revêtit un caractère de charmante intimité. On lui offrit un bronze de Mène, sur lequel tous ses camarades avaient fait graver leur nom, puis, il y eût souper et bal et la délicieuse Céline Chaumont chanta, au souper, des couplets de circonstance, où l'auteur René Luguet, rappelait les 362 rôles crées par L'Héritier pendant ses cinquante ans de théâtre.

Peu de temps après, Romain Thomas fit ses adieux à la scène ; il avait soixante-quatre ans. Il se retira à Batignolles dans un petit pavillon rue des Dames, au fond d'un petit jardin ; aux murs, des dessins agréables attestaient son habileté à manier le crayon. Il aimait la compagnie des chiens et des chats.

Parlant du pavillon de la rue des Dames, Jules Claretie a dit : « C'était un logis aimable et gai que celui du vieil artiste à la retraite. Une vigne courait le long des fenêtres et des grappes, trois ou quatre grappes de raisin, pendaient aux pampres cuivrés. Une fois par an, L'Héritier se livrait dans cette oasis à une grave et solennelle occupation : l'admirable artiste, qui nous a tant divertis dans la Cagnotte, le Réveillon, la Grammaire, Célimare le Bien-Aimé, prenait ses ciseaux et en quatre coups faisait ses vendanges. Cette petite maison où grimpait la vigne, où les feuilles d'automne pleuvaient dans le jardin, me parut habitée par un de ces beaux vieillards que peignait Greuze».

Félix Jahier, dans ses Camées artistiques, prétend que lorsque L'Héritier quittait sa retraite, c'était pour se livrer au plaisir de

rouler en omnibus à travers Paris ; il avait une véritable passion pour ce genre de locomotion. Lorsqu'il sortait, toujours bien mis, toujours ganté, avec son air distingué, sa physionomie sérieuse, son regard fin et un peu voilé, on le prenait pour un sénateur en rupture de Luxembourg ou un membre de l'Institut en rupture de Coupole.

L'Héritier est mort en 1886.

Mon cher et regretté maître Georges Cain a fait de lui, au temps où il peignait, un très beau portrait à l'huile. L'acteur est représenté en costume de théâtre, le menton enfoui dans un gigantesque faux-col, habit à larges pans, gilet blanc, souliers plats, le type parfait de Joseph Prud'homme. Georges Cain avait eu tout le loisir d'étudier son modèle, il le rencontrait fréquemment chez son père, Auguste Cain, le sculpteur, dont L'Héritier était l'ami intime. Mon maître, sachant que je voulais écrire quelque chose sur le célèbre acteur, m'avait promis de me conter des anecdotes amusantes le concernant ; hélas, la mort a enlevé Georges Cain avant qu'il ait pu tenir sa promesse et maintenant, il est allé rejoindre dans la tombe L'Héritier et tant d'autres de ces illustrations parisiennes qui ont si puissamment contribué, comme lui-même, au charme et à la gloire de notre grand Paris.

Ouvrages consultés pour cet article :

C. LEROUX CESBRON.

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Etat-Civil de Neuilly. - A. Blanquet : Le Théâtre de Paris, 1855. Mémoires des frères Lionnet. - Hugot: Histoire du Théâtre du Palais-Royal. Archives Nationales : Q 1068 1. Bulletin de la Commission Historique de Neuilly t. I. - Camées artistiques 1882.

Foyers et Coulisses 1874.

JENNY THENARD.

(Communication de M. Henri Corbel)

Nous avons tous connu Mme Thénard et nous avons tous admiré cette femme de bien qui fut une véritable artiste.

Elle entra comme ses ancêtres l'avaient fait avant elle, au Théâtre Français et ne voulut plus paraître sur aucun autre théâtre dès qu'elle eut quitté celui-là. Suivant le mot d'Emile Berr, elle fut, toute sa vie, Thénard, de la Comédie Française.

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S'il faut en croire le témoignage de ses camarades, elle était surtout hors de pair dans l'interprétation des auteurs classiques et la scène de la rue de Richelieu n'a plus retrouvé, après son départ, aucune artiste capable d'incarner, avec la même justesse d'expression, les Frosine, les Dorine et les Martine.

Son livre, que préfaça Jules Claretie, Ma Vie au Théâtre (1), fournit à la chronique de précieux renseignements. Cet ouvrage nous apprend que Jenny Thénard naquit à Paris en 1849, rue du Helder, à deux pas du boulevard.

Petite fille de Louise Durand Thénard et fille d'Antoinette Thénard, la cantatrice, elle étudia d'abord la peinture sous la direction de Boulanger et de Lepoitevin. Pupille de Got, après la mort de sa mère elle fut encouragée par le grand comédien et par sa grand'mère, à aborder le théâtre.

« Tu as du théâtre dans le sang,lui disait Got, tu ferais mieux, au lieu de vivre mal avec ta peinture, de suivre la carrière qu'ont suivi tous ceux de ta famille maternelle ».

Au Conservatoire, elle fut inscrite au cours de Régnier en 1874 et débuta à la Comédie Française le 10 Mai 1876 dans le rôle de Madame Pernelle, de Tartufe. Elle joua Lisbeth dans l'Ami Fritz, d'Erckmann Chatrian, dona Josepha, dans Hernani, puis un rôle de vieille dévote dans Volte-face, d'Emile Guiard, neveu d'Augier.

Elle commença ensuite ces voyages artistiques qui ne ressemblaient pas alors aux tournées d'aujourd'hui qui sont de véritables entreprises financières. Elle fit preuve, dans ces circonstances, d'un véritable génie d'organisation jouant avec la même maestria Tartufe, le Malade imaginaire, Phèdre, Ruy-Blas, le Passant, etc. Un amusant article de Félix Galipaux paru dans Comœdia, nous montre quelles difficultés, elle dut vaincre pour satisfaire aux désirs du public de ces représentations au pied levé.

« Thénard donnait Ruy Blas, à Versailles.

« Vous savez qu'au début du deuxième acte, la royale neurasthénique entend des voix dans le lointain, celles des blanchisseuses, ces voix qui lui font du mal et du bien à la fois. La duchesse ordonne alors aux duègues de faire circuler ces gêneuses.

Ces femmes dont le chant importune la reine

Qu'on les chasse !

1. F. Juven, éditeur.

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