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Judith Gautier (1), avec des attaches très fines et des mains charmantes... Sa toilette était pleine de fantaisie ». Elle se créait une mode à elle. Dans le salon carré et spacieux de larges divans, des poufs et des coussins prédisposaient à la causerie. La maîtresse de maison << arrivait du fond de l'appartement et s'annonçait par une roulade, qui s'achevait en un rire perlé ». Le ton des lettres de Gautier nous dit suffisamment quel pouvait être parfois celui de la

conversation.

Mais hélas! vinrent les revers de fortune, et celle qui avait rayonné au milieu d'un cénacle brillant s'en était allée, après la vente de ses tableaux, dans un petit rez-de-chaussée, où elle faisait elle-même la cuisine, mais où régnait un reste de coquetterie. « La Présidente s'est consolée du Mac à Roull qui lui fait définitivement une pension de six mille francs par an, écrivait Gustave Flaubert(2). Je crois qu'elle va trouver un autre Môsieu. Elle n'a pas été forte dans toutes ces histoires, la pauvre fille ! » On voit qu'elle n'avait guère songé à se ménager une heureuse retraite. Elle mourut à Neuilly, 48, rue de Chézy, le 3 janvier 1890, et c'est pourquoi nous lui avons consacré un assez long chapitre de cette étude.

Gustave Flaubert et Doré venaient aussi dîner chez Gautier, à Neuilly. On esquissait le Pas du créancier ou l'Idiot des salons, danses exotiques inventées par Théo et Flaubert, où l'on s'accroupissait sur les talons, et aux repas où régnaient la plus grande cordialité, le maître qui s'y connaissait en cuisine, ne dédaignait point de servir quelque plat de sa façon. Le fameux chinois Ting Tun Ling, qui dans un procès eut l'insigne honneur d'être défendu par Gambetta, alors à ses débuts, était au nombre des familiers. On l'accuse même de la disparition de quelques couverts d'argent ! Il y avait, d'ailleurs, de toutes les nationalités parmi les convives de Neuilly. Un soir, qu'autour du risotto, confectionné par Ernesta Grisi, vingt convives parlant quarante langues se trouvaient réunis, Théo s'écria joyeusement: «Avec ma table, on pourrait faire le tour du monde sans interprète ! » (3).

Un certain jour d'automne, triste et pluvieux, Judith regardait à la fenêtre de la rue de Longchamp; elle aperçut un homme pataugeant dans la boue du trottoir, qui n'était point pavé, et marchant près d'un chien. Soudain, l'homme mit le pied sur la queue du chien qui se retourna contre son agresseur, l'étendit dans

I. Op. cit. pages 180 à 184. Notre ami Pierre Dufay nous a très obligeamment permis de reproduire ici une photographie inédite de Mme Sabatier. Nous lui en exprimons toute notre gratitude.

2. Corresp. 111, 255.

3. Leo Larguier, Théophile Gautier. Ed Michaud, page 115.

la boue, puis s'en fut vers d'autres occupations (1) L'homme se releva un peu honteux, entra chez Gautier où il venait faire visite. C'était Baudelaire !

Le 14 avril 1863 eut lieu la célèbre soirée que notre collègue, Monsieur Maurice Guillemot a rappelée de sa plume alerte et distinguée dans le Bulletin même de notre Commission Municipale. On y donna la comédie; Puvis de Chavannes en avait brossé les décors et Banville en fit un compte-rendu en

Maurice Dreyfous, qui habitait au bout de la rue de Longchamp, fréquentait chez Gautier. Souvent il ouvrait la porte de bois mince, plate et branlante de la maison de Neuilly et montait à l'atelier du second étage où Théo se délassait en reprenant son ancien métier de peintre et s'amusait à copier les tableaux de sa collection. Les filles de Gautier travaillaient à côté de leur père; Judith, belle et nonchalante — elle n'a jamais rien voulu apprendre, dira plus tard Théo, et elle écrit des livres superbes. C'est une éponge qui a puisé dans tous mes vieux baquets (2). - Estelle, moins jolie, mais ayant peut-être plus de charme, avec toute la grâce de ses seize printemps, le Monstre Vert, comme l'appelait Gautier, à cause de son teint, et qui devait contracter un mariage heureux, tandis que Judith ne jouira pas du même bonheur. Judith se consolera en écrivant le Collier des Jours, et des livres tels que l'Inde éblouie, où restent encore les rêveries d'Orient paternelles ; mais c'est Bergerat qui recueillera les souvenirs et les entretiens du poète.

Dumas fils, qui, lui aussi, était venu habiter Neuilly, près de sa mère, pour se reposer de ses excès de travail, allait trouver Gautier, rue de Longchamp. Il entrait là comme chez lui, en costume du matin, ouvrait le piano, jouait d'un doigt Au clair de la lune et annonçait ainsi sa présence (3). Une fois, pourtant, accompagné de son père, il se présenta vers onze heures du soir et réveilla toute la maison ! Que Maurice Dreyfous l'ait amené ou non (4), Zola qui, à ce moment, écrivait le Ventre de Paris, serait venu chez Gautier pour assister la nuit au passage des maraîchers sur l'avenue de Neuilly.

En 1870, l'approche de l'ennemi força Gautier à quitter momentanément sa maison de Neuilly et à se réfugier dans l'enceinte de Paris. Son ami Feydeau, qui demeurait alors au Parc des Princes,

1. Judith Gautier, op. cit., pages 60 et 61.

2. Maurice Dreyfous. Ce que je tiens à dire, page 84.

3. Maurice Dreyfous, op. cit., pages 185 à 187.

4. Maurice Dreyfous. Ce qu'il me reste à dire, pages 289 et 290. Em. Bergerat. Souv. d'un Enfant de Paris, T. 1. (éd.orig.)pages 398 à 403

avait traversé le bois pour rendre visite à Théo. Il avait aperçu aux environs de la mare d'Auteuil des troncs d'arbres coupés à hauteur d'homme (1), soigneusement taillés en pointe, comme des chevaux de frise, et rencontré des troupeaux de boeufs et de moutons paraissant errer à l'aventure. Feydeau fit monter Gautier en voiture pour lui montrer ce triste spectacle. Des villas élégantes du quai de Saint-Cloud, du boulevard Maillot et de l'avenue de Madrid, sortaient des voitures de déménagements se dirigeant vers Paris. Des malades, des infirmes passaient sur des charrettes, triste exode que l'on devait voir se renouveler quarante ans plus tard sur nos routes du Nord. « Tout cela me lève le cœur », disait Théo, et comme Feydeau lui demandait quelles étaient ses intentions :

- Je ferai comme les autres, répondit-il, je tâcherai de me caser dans Paris avec mes tableaux.

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Et Théo, après avoir conduit sa fille cadette à Genève chez Carlotta Grisi, la dame aux yeux de violettes, revint, le cœur serré, se réfugier rue de Beaune, près du Journal Officiel « dans un appartement sans air, sans jour, où, d'ailleurs, il mourait de froid, de faim et de tristesse (3), » tandis que l'expert Haro emportait de la rue de Longchamp les toiles les plus précieuses.

Théophile Gautier a parlé de cette « situation particulièrement triste des habitants de la banlieue que la guerre a forcés à se replier sur Paris, avec leurs paquets faits à la hâte (4) ». Il était, écrivait-il à sa fille Estelle (15 déc. 1870), enfermé dans la tour d'Ugolin avec deux millions d'affamés. Ce n'est pas l'argent qui me manque, mais on ne mange pas des pièces de cinq francs (5) ».

1. On se rappelle les vers de Sully Prud'homme sur la Mare d'Auteuil : Les voilà donc à bas, ces géants séculaires, Les bras épars, tordus dans l'immobilité

Frères, pardonnez-moi, si voyant à nos portes
Comme un renfort venu de nos aieux gaulois
Ces vieux chênes couchés parmi leurs feuilles mortes,
Je trouve un adieu pour les bois !

(Poésies, 1866-1872. Ed. Elzévirienne. A. Lemerre, pages 229 à 231.)
2. Ernest Feydeau. Th. Gautier. Souv. intimes, pages 260 à 276.
3. Em. Bergerat. Souv. d'un Enfant de Paris. T. 1 (éd. orig.), page 304.
4. Tableaux de Siège, page 92.

5. Em.Bergerat.Th. Gautier.Entretiens, Souvenirs et Correspondance,p,319

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Sa demeure abandonnée ne cessait de l'attirer; parfois, n'y tenant plus, il se risquait jusqu'à Neuilly. « Pour nous rendre à notre maison rue de Longchamps, nous prenions souvent l'avenue Maillot qui longe le bois de Boulogne, dont elle est séparée par un saut de loup assez profond... Enfin, nous arrivâmes devant notre maison, ne sachant pas trop si nous allions en trouver un seul vestige (1) ».

Rien n'était changé à l'extérieur. La tête de la Victoire du Parthénon, moulée en plâtre sur un fond de rouge antique, et aujourd'hui remplacée par le buste du maître, était toujours intacte sur le mur de l'atelier. Théo aperçut une fenêtre ouverte, ce qui lui sembla de bon augure. « Quand on pénètre, dit-il, dans un logis désert depuis longtemps, il semble toujours qu'on dérange quelqu'un », Et il ajoute : « Le modeste asile du poète avait été respecté. »

Il est juste de dire, toutefois, qu'un commencement d'incendie causé par un obus, mais rapidement éteint avec l'eau du réservoir, s'était déclaré dans le lit des sœurs de Gautier. « La cuisine et la salle à manger ont été traversées par des boulets, écrit-il à sa fille. Il n'y a rien dans ta chambre ni dans la mienne. Au plafond de l'atelier, seulement quelques balles (2). Dans la chambre, sur la cheminée, un volume de Musset était ouvert encore « à la page quittée ». La copie d'une tête de Ricard, ébauchée par la fille de Gautier, était demeurée à la muraille. L'atelier que la poète finissait d'arranger il n'y avait plus que la tenture à poser était resté inachevé, avec les travaux entrepris. La mort semblait entrée dans ce logis.

Une mélancolie profonde s'emparait de nous en regardant ces lieux où nous avons aimé, où nous avons souffert, où nous avons supporté la vie telle qu'elle est, mêlée de biens et de maux, de plus de maux que de biens, où se sont écoulés les jours qui ne reviendront plus et qu'ont visités bien des ètres chers, partis pour le grand voyage. Nous avons senti là, dans notre humble sphère, quelque chose d'analogue à la tristesse d'Olympio.

L'heure avançait... Avant de quitter notre chère demeure abandonnée, nous allâmes faire un tour au jardin. La brume du soir commençait à monter et à mettre au bout des allées des gazes bleuâtres. Le vent poussait les feuilles mouillées et les arbres dépouillés tremblaient et frissonnaient comme s'ils avaient froid (3).

1. Tableaux de Siège, page 98 et également pages 101 à 105.

2. Leo Larguier, op. cit., pages 168,169.

3. Tableaux de Siège, page 104.

Gautier aperçoit un vieux merle qu'il connaît bien et que le vacarme du canon ne parvient pas à effrayer, le merle « qui niche chaque printemps dans le vieux lierre, et siffle d'un air moqueur en passant près de notre fenêtre, comme s'il lisait ce que nous écrivons ».

Gautier revint à Neuilly, dès qu'il le put. C'est de Neuilly qu'il date, le 1er janvier 1871, une lettre à Louis de Cormenin à propos d'un article sur Salammbô. Le mariage de sa fille Judith avec Catulle Mendès, en 1866, n'avait pas eu l'approbation du maître. Toutefois, il avait fini par céder. Mais ces discussions préalables ne contribuèrent qu'à éloigner du foyer la mère de Judith et d'Estelle, Ernesta Grisi, que Gautier n'avait pu se résoudre à s'attacher par des liens officiels. C'est au mariage de Judith que Gautier se sentit pris des premières atteintes du mal qui devait l'emporter. I alla se réfugier chez ses sœurs, à Montrouge (1). Quand il revint, rue de Longchamp, Ernesta Grisi était partie. Elle y retourna quelquefois, en passant, notamment le jour du déjeuner où Théo avait exigé que Bergerat vînt lui demander la main d'Estelle. « Elle a tous les droits reconnus ou non, disait Théo, elle a participé à sa confection (2) ».

Le 15 mai 1872, fut célébré à l'église de Neuilly (3), le mariage d'Emile Bergerat avec Estelle Gautier. Les témoins étaient pour la mariée Eugène Girard et Claudius Popelin; pour Bergerat, l'éditeur Charpentier et Henry Delas. La veille avait eu lieu à la mairie, la cérémonie civile, à l'issue de laquelle, Gautier, toujours facétieux, avait dit à son gendre : « Nous te garderons sévèrement ta femme jusqu'à demain... Si, par hasard, tu ne pouvais pas dormir, croismoi, fais lui des vers, elle les adore, et je te les corrigerai! (4) » Au déjeuner qui suivit la cérémonie religieuse, deux tables avaient été dressées dans la maison de Neuilly, l'une dans le salon, l'autre dans la salle à manger. Gautier but à la gloire des Jeunes France, mettant ainsi à l'aise les bohêmes qui soupaient à la seconde table.

Théo avait mis comme condition au mariage que, la lune de miel passée, les jeunes époux habiteraient avec lui à Neuilly.

1. Maurice Dreyfous. Ce que je tiens à dire, pages 91 à 93.

2. Emile Bergerat. Souv. d'un Enfant de Paris, T. 1 (éd. orig.), page 419. 3. Bergerat dit Saint-Pierre, mais il fait erreur. Le mariage eut lieu à · Saint-Jean-Baptiste, qui était alors l'église paroissiale, car la construction de Saint-Pierre ne date que de 1887. (cf. Henri Corbel. Petite Histoire de Neuilly-sur-Seine. Arrault 1913, pages 52 à 55.)

4. Souvenirs d'un Enfant de Paris. T. 1 (éd. orig.), page 423.

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