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demeurait alors avec sa famille, l'illustre comédien Régnier, du Théâtre Français, dont la fille Antoinette est devenue la deuxième et dernière Mme Alexandre Dumas fils. >>

Dans la préface que Dumas écrivit pour Miremonde, le joli conte publié par Henry Roujon, il dit : « En 1849, je demeurais à Neuilly... » et il parle de « la barrière qui, à cette époque, était encore située immédiatement après l'Arc de Triomphe... »

Ce n'était pas le Neuilly d'aujourd'hui, mais une banlieue plus pittoresque dont l'aspect nous a été gardé par Emile Bergerat, qui devait plus tard venir rue de Longchamp épouser une fille de Théophile Gautier et qui, actuellement est notre concitoyen, demeurant villa d'Orléans. Dans ses Souvenirs d'un enfant de Paris, il décrit ainsi le Neuilly d'autrefois :

« ...Nous sortîmes des fortifs et nous nous engageâmes dans le vieux Neuilly qui n'était pas encore le parc anglais, semé et bordé de villas de tous les styles, qu'on voit aujourd'hui à travers les grilles d'or, avec leurs pelouses uniformément tondues, leurs vasques, bêtes comme des lieux communs, leurs terrasses en bétonpierre et l'endimanchement de leur luxe boursicotier d'ancien Neuilly. Le Neuilly suburbain, aggloméré autour de la vieille route, restait encore indemne de l'haussmannisation qui commençait à << Bois-de-Boulogniser » les environs de Paris. Il était plein de coins pittoresques..... des venelles invraisemblables où neigeait la manne des acacias en fleurs, barrées de lilas sauvages, et mamelonnées de murs à demi écroulés que reprenaient victorieusement les pariétaires cristallisées par la rosée. Nous longions des tonnelles de treillages brodées d'ombellifères, d'antiques masures contemporaines au moins des ordonnances, des poulailliers cocoriquants, des fumiers d'ocre et de bitume, des hangars aux carrioles dressées, des pavillons de garde désaffectés, des bâtis indécis, des cours d'auberges à rouliers, des bouchons aux enseignes facétieuses, des << renommées de lapin sauté » où, pareilles à des grenadiers abattus par la bombe meurtrière, les quilles gisaient près de la boule, éventées par l'escarpolette. Au tournant, nous débouchions sur le mirage éblouissant de cent, deux cents miroirs d'Archiméde qui étaient les châssis de verre des maraîchers pépiniéristes, flamboyant au lever du soleil. Et là-dedans, l'air léger du matin, aérant les tons et les formes, sous un ciel gris-perle qu'ouataient de petites nuées rosâtres frangées d'azur, gaies comme une sortie d'école de

filles. >>

C'est le Neuilly qu'a vu Dumas père quand il venait faire de la cuisine, rue St-James, chez Charles Robelin, le plus vieil ami de Victor Hugo, comme je l'ai appelé dans notre Bulletin.

Dumas père, le bon géant, dont Victor-Hugo disait en décembre 1870, au lendemain de la mort : « ...Aucune popularité en ce siècle n'a dépassé celle d'Alexandre Dumas: ses succès sont mieux que des succès, ce sont des triomphes; ils ont l'éclat de la fanfare. Le nom d'Alexandre Dumas est plus que français, il est européen; il est plus qu'européen, il est universel. Son théâtre a été affiché dans le monde entier ; ses romans ont été traduits dans toutes les langues. Alexandre Dumas est un de ces hommes qu'on pourrait appeler les semeurs de civilisation; il assainit et améliore les esprits par on ne sait quelle clarté gaie et forte; il féconde les âmes, les cerveaux, les intelligences; il crée la soif de lire ; il creuse le cœur humain, et il l'ensemence. Ce qu'il sème, c'est l'idée française. L'idée française contient une quantité d'humanité telle que partout où elle pénètre elle produit le progrès. De là l'immense popularité des hommes comme Alexandre Dumas.

«Alexandre Dumas séduit, fascine, intéresse, amuse, enseigne. De tous ses ouvrages, si multiples, si variés,si vivants, si charmants, si puissants sort l'espèce de lumière propre à la France. »

On aurait pu rencontrer Dumas père au Château de Neuilly (il a écrit des pages vibrantės d'émotion sur l'accident et la mort du duc d'Orléans); on aurait pu rencontrer Dumas fils à la fête de Neuilly, c'est encore Bergerat qui raconte : « ... Son adresse aux jeux forains était proverbiale. Lorsqu'il demeurait à Saint-James, il s'amusait à parcourir la fête de Neuilly et non seulement à relever tous les caleçons de luttes, mais à tirer tous les macarons de chances sur les deux rangées de baraques. Il en revenait toujours infailliblement, deux paires de lapins aux poings, et les aisselles pleines de vaisselle : Non, Monsieur Dumas, non, nous aimons mieux vous les laisser choisir, prenez le lapin, nous y gagnerons

encore ! »

Physiquement, Dumas fils ne ressemblait aucunement à son père, dont le type mulâtre était très accusé, comme lui faisait remarquer un quidam auquel il répondit : « Oui, monsieur, mon père était mulâtre, mon grand-père nègre et mon arrière grandpère singe; ma généologie commence où finit la votre. »

A l'acteur Frédéric Febvre qui partait pour Haïti, il écrivait : «< ...Un jour que vous n'aurez rien à faire, et qu'il ne fera pas trop chaud, descendez au sud de l'île, jusqu'à Jérémia, sur le golfe de Léogane. C'est un véritable voyage, c'est un véritable pélérinage que je vous demande de faire. C'est là, qu'au printemps de 1762, une petite esclave noire mettait au monde un petit mulâtre, lequel devait être un jour le général Alexandre Dumas et se continuer en deux auteurs dramatiques... >>

Je n'ai connu que le second, et c'est de lui que je veux parler. Sur cette façon de Journal des Goncourt que bien des écrivains, autant dire tous, ont pour habitude de tenir, je copie ceci :

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Avril 1890. A la petite gare de Courcelles-Levallois, du chemin de fer de ceinture, » rencontré Dumas qui comme moi prend le train pour Paris, une poignée de main et : « les fumeurs c'est votre affaire », nous montons ensemble. La conversation roule d'abord sur le journalisme à propos de mésaventures qui m'arrivent, des abonnés découpant mon feuilleton, l'annotant, le critiquant : « Il m'est arrivé la même chose, me dit Dumas,pour un roman que je faisais au jour le jour, et qu'on m'avait accepté de confiance. Je m'aperçois un matin en ouvrant le journal qu'on a sauté cinq feuilletons et qu'on a raccordé par une phrase quelconque dûe au secrétaire de la rédaction, Je me refuse alors à continuer. On vient me trouver, on me supplie. Mais non, puisque vous avez des abonnés qui se plaignent : c'est bien simple, mettez une note pour annoncer que vous suspendez la publication. Mais celà ne s'est jamais fait. Tant pis. Enfin... l'affaire s'arrangea, ils m'avaient supprimé cinq feuilletons, ils me donnèrent 1.000 francs et on a continué... » Nous parlons alors de certains paiements dérisoires, et Dumas me dit qu'il a publié un feuilleton à deux sous la ligne et qu'à ce moment il passait tous les jours au journal toucher les sept francs cinquante qu'il avait gagnés. « Ah! les réclamations des abonnés ! aussi je n'ai plus jamais consenti à publier dans les journaux » Quand j'écrivais l'Affaire Clémenceau, Villemessant le sut et vint m'offrir des conditions superbes, 500 francs par feuilleton, pour m'amorcer. Je refusai. Celà eut fait cinquante mille francs sans doute. Je lui demandai pourquoi il tenait à ce livre qu'il ne connaissait pas. Ce qui est dedans, ça m'est égal, votre nom est coté, je le prends, mon tirage monte, c'est une affaire.»Et Dumas ajoute comme conclusion : « Il était très intelligent ! »

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Arrivés à la gare St-Lazare, nous continuons à marcher ensemble, il va à la Société des Auteurs, je l'accompagne et il me parle de l'Académie : « ...Les combinaisons, les engagements, quand M. de Mouy vint me voir pour se présenter : « J'ai déjà 17 voix, me dit-il, si j'ai la vôtre, je passe. -Vous n'avez que la mienne. - Comment ? mais, je vous assure... Oui, on vous a très bien reçu, c'est de l'eau bénite, je vous certifie que vous n'avez que ma voix, et je vous la donne vraiment parce que je ne veux pas que l'ambassadeur de France soit bredouille. » Moi, me confie Dumas, je suis le seul qui n'ait pas fait de visites; on voulait nommer mon père et moi en même temps. Legouvé vint me trouver et m'apporta 22 voix de majorité. Je fis des visites... de remerciements. »

De ce temps, avril 1890, j'ai noté aussi des phrases, au hasard des causeries :

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La locomotive affolée dans la Bète humaine de Zola, c'est le canon de Hugo dans 93.

- Il y aura une réaction, du Berquin; celui qui écrirait maintenant un roman chaste tirerait à 40.000 exemplaires ; si l'on pouvait faire Paul et Virginie.

Etc.....

A Neuilly, au coin de la rue de Sablonville, Dumas fils habitait une petite maison avec un petit jardin ; à Marly où il est mort il possédait une grande maison et un grand jardin.

Je me souviens, un matin de septembre, temps gris, l'avenue de Villiers est morne avec aux arbres les premières feuilles jaunissantes, et, dans son cabinet de travail, au haut de l'hôtel, Dumas en complet gris, culotte à la hussarde, le costume dont il a voulu être revêtu après sa mort, s'amuse du premier feu qui pétille dans la cheminée; Eugène Lambert, le peintre des chats, et M. de Cherville, le chroniqueur de la Vie à la campagne, sont là; leur visite finit :

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- Où habitez-vous donc, de Cherville ?

A Noisy, ce n'est pas loin de Marly...

Alors l'été prochain, nous Noisynerons....

Cette maison de Marly, en contre-bas de l'église, pas très loin du Château de Sardou, était un legs que lui avait fait M. de Leuven. C'était plus grand que l'hôtel de jadis, rue de Boulogne, celui où l'auteur des Trois Mousquetaires disait : « Alexandre, ouvre donc la fenêtre de la salle à manger pour que ton jardin respire un peu... » mais c'était moins somptueux que l'allée aux sphinx du voisin Sardou, et tout de même une retraite simple et discrète; après son existence bien remplie, il jugeait qu'il méritait du repos, et, enfant gâté de la Renommée, fils glorieux d'un père glorieux, il recherchait le silence, il quittait Paris pour la campagne, les trottoirs du boulevard pour les allées de son jardin, où il écoutait siffler les merles, bruit plus harmonieux que celui des critiques, où il respirait des roses, parfum plus doux que celui des louanges enthousiastes ;

Je cherche en Seine-et-Oise un endroit écarté

Où d'être seul à l'aise on ait la liberté

il avait ainsi parodié les vers de Misanthrope.

Ou de mourir en paix on ait la liberté

aurait-il pu dire, car c'est à Marly que son existence se termina.

Son corps fut ramené à Paris, il y rentra par la Porte Maillot; les obsèques de Dumas, ce fut un événement dans la vie parisienne d'alors, au dos du faite-part je retrouve ces notes au crayon sous la forme brève du reportage : masque révolutionné de Sardou ; Claretie arrangeant les cordons du corbillard en homme qui a l'habitude de ces cérémonies; Baretta essuyant des pleurs; Colette Dumas, blème, hagarde, roide, cataleptique, soutenue pour marcher; couronnes de journaux défilant comme réclames; vieux cabots émus; nullités circulant pour être vues en toilette; costumes d'académiciens, bizarres, surtout le chapeau aux plumes noires mal frisées; Jean Aicard tient Sully-Prudhomme par le bras, lui parle des Quarante; Ambroise Thomas, centenaire; Paul Meurice, marmoréen; Georges Ohnet, rougeaud, la barbe mal poussée, en désordre; Paulin-Ménier, fardé, teint, les cheveux violets, la face couturée de rides; Charles Garnier, très vieux; Gérôme, alerte ; Zola, songeur; Hervieu, menu, blondinet; Moreno, jolie sous un grand chapeau à plumes vertes, le visage blanc de poudre avec la balafre rouge des lèvres ; les ministres, importants, très salués, un spectacle pour les badauds que les agents refoulent, et après, pour les boutiquiers devant lesquels le cortège passe avec des fleurs. Trop de monde, et trop de célébrités, on veut être vu et on signe.....

Lorsque de la rue Alphonse de Neuville où il n'habita pas, nous conduisîmes le Maître au cimetière Montmartre où il repose pour éternellement, il y eut à un endroit du parcours un moment d'émotion intense à laquelle nul n'échappa, ce fut lorsque le fils mort passa devant le père de bronze... Tandis que le cortège funèbre s'éloignait, nous sentions tous qu'une solitude douloureuse commençait pour le génial amuseur; quand l'auteur de la Route de Thèbes avait encore son hôtel de l'avenue de Villiers, avant l'exode à Marly, il revenait toujours de soirée ou du théâtre à pied ; il était fort marcheur et il se plaisait à passer ainsi devant la statue de « papa » pour qui il avait gardé un culte fervent ; et, dans la nuit déserte, sous les arbres piqués de réverbères, il s'arrêtait, sa haute stature cambrée, la tête rejetée en arrière sur le torse crânement planté, contemplait le bronze de Gustave Doré et lui parlait dans l'ombre; puis, soliloquant, il regagnait sa demeure, une larme perlant parfois à ses yeux de railleur, de sceptique, d'un bleu d'acier

froid.

Ce qui a été fait, la place des Trois Dumas, le héros, le conteur, le penseur, il l'avait prévu; sans qu'on puisse l'accuser de vanité outrancière, de conscience exagérée de son Moi, il savait qui il était, quelle valeur il représentait dans son pays, et il supposait bien que lui aussi, à une époque où l'on use et abuse des statues, il

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