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guerre; les peuples hésitaient, si j'ose parler ainsi, entre les prédicateurs et les chanteurs; et quelquefois, par la corruption et la frivolité de notre nature, les chanteurs l'emportaient.

Mais dans ce mouvement rapide d'enthousiasme, qui s'entretint et se renouvela si longtemps, presque toujours les troubadours et les prêtres, la poésie et la religion s'accordèrent pour célébrer la croisade, pour appeler à la croisade tous ceux qui portaient un cœur d'homme et une épée, pour avertir les chrétiens d'Europe du délaissement de leurs frères, enfin pour recruter sans relâche cette armée que l'Asie dévorait incessamment. On peut s'étonner que le Tasse n'ait pas songé à placer un troubadour dans sa Jérusalem. En effet, le dévouement du comte d'Anjou eut quelques imitateurs parmi des chevaliers troubadours. On a conservé quelques-uns de leurs chants inspirés sous le ciel de la Syrie, au milieu des victoires ou des souffrances de l'armée chrétienne. On peut chercher dans leurs vers quelques traces de ce nouveau contact du génie de l'Europe avec le génie oriental. Cet orientalisme, qui, par l'invasion des musulmans, était arrivé dans l'Espagne, qui de là s'était reflété sur l'Europe méridionale, les chrétiens étaient allés le chercher de nouveau jusque dans les murs de Jérusalem. Mais le troubadour de Provence, exilé en Palestine, gardait toujours l'amour du pays de la gaye science. Nous avons le chant d'un troubadour, dont la vie première avait été frivole et emportée par les délices des cours du

Midi. Peyrols, longtemps poëte favori du dauphin d'Auvergne, exilé par ce prince pour des vers adressés à la duchesse de Mercœur, partit pour la croisade : je ne sais s'il s'en lassa bien vite; mais voici quelques vers qu'elle lui inspira sur les lieux mêmes1:

Puisque j'ai vu le Jourdain et le sépulcre, à vous, vrai Dieu, seigneur des seigneurs, je rends grâces de ce qu'il vous a plu me montrer les saints lieux où vous naquìtes véritablement : de sorte que si j'étais en Provence, de longtemps on ne m'appellerait Jean le Sarrazin.

Maintenant Dieu nous donne bonne route et bon vent, bon navire et bon pilote; car je veux revenir en personne à Marseille. Que si j'étais de l'autre côté de la mer, de grand cœur à Dieu je recommanderais Acre, et Tyr et Tripoli, et l'Hôpital et le Temple, et le roi Jean, lorsqu'une fois je mouillerais dans les eaux du Rhône.

Beau sire Dieu, si vous écoutiez mon conseil, vous prendriez bien garde à ceux que vous faites empereurs ou rois, à qui vous donnez châteaux ou forteresses. Car dès qu'ils sont puissants, ils vous comptent pour rien. Je vis l'an dernier maints serments faits par l'empereur, serments dont il n'a maintenant nul souci, et qu'il fit, le menteur, afin de sortir d'affaire.

Empereur, Damiette vous attend, et nuit et jour sa blanche tourelle pleure votre aigle qui en fut chassé par un vautour. Timide est l'aigle que peut prendre un vautour. Honte à vous, honneur à Saladin, et toute honte à part, ce vous

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Pus flum Jordan ai vist e l' monimen....

RAYNOUARD, t. IV, p. 101, pièce IX.

est grand dommage, que notre loi sainte soit ainsi sous les pieds.

Vous reconnaissez ce goût des troubadours pour le séjour de France. Je vous ai parlé de ceux qui n'avaient pu la quitter; en voici un qui est allé sur les bords du Jourdain. Au lieu de toutes les impressions mélancoliques qu'un poëte de nos jours n'aurait pas manqué de trouver dans ces saints lieux, cet homme du xir siècle souhaite surtout un bon navire, un bon vent et le port de Marseille.

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Ailleurs Peyrols parle encore de la croisade, dans une pièce de vers pleine de délicatesse et de grâce : c'est un tenson, un dialogue entre lui et l'Amour. Chacun des interlocuteurs donne ses raisons pour et contre la croisade. Quoi! dit l'Amour, vous iriez outre-mer, quand les rois n'y vont pas? Voyez comme ils se font la guerre, et comme les barons cherchent aussi des excuses. » Peyrols se laissa convaincre, et ne retourna plus en Terre sainte. Cette pièce indique d'ailleurs, vous le voyez, la décadence de l'esprit des croisades. Les gentilshommes s'en lassèrent comme les rois.

Dans le petit nombre de troubadours qui prirent la croix, il faut cependant compter deux rois, Richard et Frédéric. Richard étant, comme nous l'avons dit, dans sa jeunesse, seigneur feudataire d'Anjou, avait un commerce fréquent avec ces gentils troubadours de la Provence et de l'Auvergne; il parlait et chantait leur lan

gue. Quand il devint roi d'Angleterre, il fut suivi à sa cour nouvelle par un grand nombre de troubadours, qui étaient là comme un cortège d'honneur. Nous remarquerons ailleurs à quel point l'influence des troubadours se retrouve dans les premiers essais de la poésie anglaise. Chaucer, au XIVe siècle, était encore un de leurs élèves. Dans ses guerres, dans ses aventures lointaines, Richard garda le souvenir de cette poésie provençale, et la cultiva. Si votre imagination se rapporte aux grands exploits de Richard, malgré ses vices, un intérêt singulier s'attache à ses vers. En effet, ce Richard n'était pas seulement un batailleur, comme Bertram de Born; placez-le dans un autre siècle, ce ne sera pas un prince juste et doux, mais un grand homme; c'est un homme qui réunit à l'audace que montra Charles XII, plus de génie politique et de prudence. Au milieu de ses périlleuses aventures, toujours errant ou combattant hors de ses États, son nom remplit les vieux monuments de l'Angleterre. Peu de rois ont moins habité leur royaume, et y ont cependant laissé une trace plus profonde que Richard.

Richard, après avoir livré tant de combats, tué tant de Sarrasins, revint de la croisade sans armée, et même sans écuyer; mais cela n'effrayait pas un chevalier comme Richard. Débarqué en Europe, sur les côtes de Dalmatie, il entreprit de traverser seul le territoire d'un de ses plus grands ennemis, le duc Léopold d'Autriche, dont il avait fait une fois abattre l'étendard déjà planté sur une tour de Palestine.

En passant par la Styrie, il fut arrêté par Léopold, et jeté dans une tour; puis Léopold le vendit prisonnier à l'empereur Henri VI, qui le retint dix-huit mois captif. C'était une triste reconnaissance de son héroïsme dans la croisade. Vous savez ce que le roman et le théâtre ont jeté d'ingénieux et de touchant sur cette aventure; vous connaissez cette histoire d'un troubadour fidèle qui s'était mis en quête de Richard, qu'on savait revenu de la Terre sainte et qu'on ne voyait reparaître nulle part. Selon ce récit, le troubadour Blondel, après avoir erré dans beaucoup de lieux, chantant au pied des forteresses qui pouvaient renfermer son maître, entendit du fond d'une tour une voix qui achevait la chanson, et reconnut Richard.

Je ne sais si l'histoire est authentique, si la fidélité du troubadour, si la découverte imprévue de Richard, si ce chant à deux voix du troubadour et du prince captif, si tout cela offre autant de vérité que d'intérêt. Mais nous avons du moins un vestige curieux du talent poétique de Richard dans les loisirs de sa captivité.

Il s'est conservé dans les deux dialectes des troubadours et des trouvères, une chanson où Richard, prisonnier, se plaint de ses vassaux, de ses amis, qui l'abandonnent, et du roi de France, qui profite de ce temps pour envahir son territoire. Je ne ferai qu'une remarque philologique. Avant que l'admirable travail de M. Raynouard eût jeté la lumière sur ces origines de notre idiome, qui sont liées de si près à l'histoire du moyen

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