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conduifoient; & l'un d'eux avoit pris fon jeune guide en croupe. Tu peux te fier à nous, lui dirent-ils. Le vaillant Prince qui nous envoie honore tes vertus, & plaint ton infortune. Et que veutil de moi, demanda Bélifaire? Il veut, lui dirent les Barbares, t'abreuver du fang de tes ennemis. Ah! qu'il me laisse fans vengeance, dit le vieillard: fa pitié m'eft cruelle. Je ne veux que mourir en paix au sein de ma famille; & vous m'en éloignez, Où me conduisez vous? Je fuis épuisé de fatigue, & j'ai befoin de repos. vas-tu, Auffi vas tu, lui dit-on, te repofer tout à ton aife, à moins que le Maître du Château voifin ne foit fur fes gardes, & ne foit le plus fort.

Ce Château étoit la maifon de plaifance d'un vieux Courtisan appellé Beffas, qui, après avoir commandé dans Rome affiégée, & y avoir exercé les plus horribles concuffions, s'étoit retiré avec dix mille talens (a). Bélifaire avoit

(a) Six millions.

demandé qu'il fût puni felon les loix; mais ayant pour lui à la Cour tous ceux qui n'aiment pas qu'on examine de fi près les chofes, Beffas ne fut point pourfuivi; & il en étoit quitte pour vivre dans fes terres, au fein de l'opulence & de l'oifiveté.

Deux Bulgares, qu'on avoit envoyés reconnoître les lieux, vinrent dire à leur Chef que dans ce Château ce n'étoient que feftins & que réjouiffances; qu'on n'y parloit que de l'infortune de Bélifaire; & que Beffas avoit voulu qu'on la célébrât par une fête, comme une vengeance du ciel. Ah le lâche, s'écrie rent les Bulgares! Il n'aura pas longtems à fe réjouir de ton malheur.

Beffas, au moment de leur arrivée, étoit à table, environné de fes complaifans; & l'un d'eux chantant fes louanges, difoit dans fes vers, que le ciel avoit pris foin de le justifier, en condamnant fon accufateur à ne voir jamais la lumiere. Quel prodige plus éclatant,

ajoutoit le Flatteur, & quel triomphe pour l'innocence! Le ciel eft juste, difoit Beffas, & tôt ou tard les méchans font punis. Il difoit vrai. A l'instant même les Bulgares, l'épée à la main, entrerent dans la cour du Château, laiffant quelques Soldats autour de Bélifaire, & pénétrent avec des cris terribles jufqu'à la falle du feftin. Beffas pálit, se trouble, s'épouvante; & comme lui tous fes convives font frappés d'un mortel effroi. Au lieu de fe mettre en défense, ils tombent à genoux, & demandent la vie. On les faifit, on les fait traîner dans le lieu où étoit Bélifaire. Beffas, à la clarté des flambeaux, voit à cheval un vieillard aveugle; il le reconnoît, il lui tend les bras, il lui crie grace & pitié. Le vieillard attendri, conjure les Bulgares de l'épargner lui & les fiens. Point de grace pour les méchans, lui répondit le Chef. ce fut le fignal du carnage: Beffas & fes convives furent tous égorgés. Auffitôt se faisant amener leurs valets, qui croyoient

croyoient aller au fupplice, Vivez, leur dit le même, & venez nous fervir car c'eft nous qui fommes vos maîtres. Alors la troupe se mit à table, & fit affeoir Bélifaire à la place de Beffas.

Bélifaire ne ceffoit d'admirer les révolutions de la fortune. Mais ce qui venoit d'arriver l'affligeoit. Compagnons, dit-il aux Bulgares, vous me donnez un chagrin mortel, en faisant couler au tour de moi le fang de mes compatriotes. Beffas étoit un avare inhumain : je l'ai vu dans Rome affamer le peuple, & vendre le pain au poids de l'or, fans pitié pour les malheureux qui n'avoient pas de quoi payer leur vie. Le ciel l'a puini; je ne le plains que d'avoir mérité fon fort. Mais ce carnage, fait en mon nom, est une tache pour ma gloire. Ou faites moi mourir, ou daignez ine promettre que rien de pareil n'arrivera tant que je ferai parmi vous. Ils lui promirent de fe borner au foin de leur propre défense; mais le Château de Beffas fut B

pillé; & après y avoir paffé la nuit, les Bulgares, chargés de butin, fe mirent en marche avec Bélifaire.

Leur Général, comblé de joie de le voir arriver dans fon camp, vint au devant de lui, & le recevant dans ses bras, Viens, mon pere, lui dit-il, viens voir fi c'eft nous qui fommes les barbares. Tout t'abandonne dans ta patrie, mais tu trouveras parmi nous des amis & des vengeurs. En difant ces mots, il le conduifit par la main dans fa tente, l'invita à s'y reposer, & ordonna qu'autour de lui tout refpectat fon fommeil. Le foir, après un foupé fplendide, où le nom de Bélifaire fut célébré par tous les Chefs du camp barbare, le Roi s'étant enfermé, avec lui, Je n'ai pas befoin, lui dit-il, de te faire fentir l'atrocité de l'injure que tu as reçue. Le crime eft horrible; le châtiment doit l'être. C'eft fous les ruines du trône & du Palais de votre vieux Tyran, fous les débris de fa Ville embrafée, qu'il faut

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