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forme de la comédie. Le comique ancien naissoit d'un tissu d'événemens romanesques, qui sembloient produits par le hasard, comme le tragique naissoit d'une fatalité aveugle. Corneille, par un effort de génie, avoit pris l'intérêt dans les passions; Molière, à son exemple, renversa l'ancien système, et tirant le comique du fond des caractères, il mit sur la scène la morale en action, et devint le plus aimable précepteur de l'humanité qu'on eût vu depuis Socrate. Il trouva, pour y réussir, des ressources qui manquoient à ses prédécesseurs. Les différens états de la société, leurs préjugés, leurs prétentions, leur admiration exclusive pour eux-mêmes, leur mépris mutuel et inexorable, sont des puérilités réservées aux peuples modernes. Les Grecs et les Romains, n'étant point emprisonnés pour leur vie dans la sphère d'un seul état de la société, ne cherchoient point à accréditer des préjugés en faveur d'une condition qu'ils pouvoient quitter le lendemain, ni à jeter sur les autres un ridicule qui les exposoit à jouer un jour le rôle de ces maris, honteux de leurs anciens traits satiriques contre un joug qu'ils viennent de subir.

La vie retirée des femmes privoit le théâtre d'une autre source de comique. Partout elles sont le ressort de la comédie. Sont-elles enfermées, il faut parvenir jusqu'à elles, et voilà le comique d'intrigue. Sont-elles libres, leur caractère devenu plus actif développe le nôtre, et voilà le comique de caractère. Du commerce des deux sexes naît cette foule de situations piquantes où les placent mutuellement l'amour, la jalousie, le dépit, les ruptures, les réconciliations, enfin l'intérêt mêlé de défiance que les deux sexes prennent involontairement l'un à l'autre. Ne seroit-il pas possible d'ailleurs que les femmes eussent des ridicules particuliers, et que le théâtre trouvât sa plus grande richesse dans la peinture des travers aimables dont la nature les a favorisées ? Celui que Molière attaqua dans les Précieuses

fut anéanti; mais l'ouvrage survécut à l'ennemi qu'il combattoit. Plût à Dieu que la comédie du Tartufe eût eu le même bonheur ! C'est une gloire que Molière eut encore dans les Femmes savantes. C'est qu'il ne s'est pas contenté de peindre les travers passagers de la société, il a peint l'homme de tous les temps; et s'il n'a pas négligé les mœurs locales, c'est une draperie légère qu'il jette hardiment sur le nu, et qui laisse sentir la justesse des proportions et la netteté des contours.

Le prodigieux succès des Précieuses, en apprenant à Molière le secret de ses forces, lui montra l'usage qu'il en devoit faire. Il conçut qu'il auroit plus d'avantage à combattre le ridicule qu'à s'attaquer au vice. C'est que le ridicule est une forme extérieure qu'il est possible d'anéantir; mais le vice, plus inhérent à notre âme, est un Prothée qui, après avoir pris plusieurs formes, finit toujours par être le vice. Le théâtre devint donc en général une école de bienséance plutôt que de vertu, et Molière borna quelque temps son empire pour y être plus puissant. Mais combien de reproches ne s'est-il point attirés, en se proposant ce but si utile, le seul convenable à un poète comique qui n'a pas, comme de froids moralistes, le droit d'ennuyer les hommes, et qui ne prend sa mission que dans l'art de plaire! Il n'immola point tout à la vertu; donc il immola la vertu même telle fut la logique de la prévention ou de la mauvaise foi. On se prévalut de quelques détails nécessaires à la constitution de ses pièces, pour l'accuser d'avoir négligé les mœurs : comme si des personnages de comédie devoient être des modèles de perfection; comme si l'austérité, qui ne doit pas même être le fondement de la morale, pouvoit devenir la base du théâtre! Eh! que résulte-t-il de ses pièces les plus libres de l'École des Maris et de l'École des Femmes ? que le sexe n'est point fait pour une gêne excessive; que la défiance l'irrite contre

des tuteurs et des maris jaloux. Cette morale est-elle nuisible? n'est-elle pas fondée sur la nature et sur la raison? Pourquoi prêter à Molière l'odieux dessein de ridiculiser la vieillesse? Est-ce sa faute si un jeune homme amoureux est plus intéressant qu'un vieillard, si l'avarice est le défaut d'un âge avancé plutôt que de la jeunesse ? Peut-il changer la nature et renverser les vrais rapports des choses? Il est l'homme de la vérité. S'il a peint des mœurs vicieuses, c'est qu'elles existent; et quand l'esprit général de sa pièce emporte leur condamnation, il a rempli sa tâche, il est un vrai philosophe et un homme vertueux. Si le jeune Cléante, à qui son père donne sa malédiction, sort en disant : Je n'ai que faire de vos dons, a-t-on pu se méprendre à l'intention du poète? Il eût pu, sans doute, représenter ce fils toujours respectueux envers un père barbare; il eût édifié davantage en associant un tyran et une victime; mais la vérité, mais la force de la leçon que le poète veut donner aux pères avares, que devenoient-elles? L'Harpagon, placé au parterre, eût pu dire à son fils: Vois le respect de ce jeune homme; quel exemple pour toi! voilà comme il faut étre. Molière manquoit son objet, et, pour donner mal à propos une froide leçon, peignoit à faux la nature. Si le fils est blåmable, comme il l'est en effet, croit-on que son emportement, aussi-bien que la conduite, plus condamnable encore, de la femme de Georges Dandin, soit d'un exem→ ple bien pernicieux? et fera-t-on cet outrage à l'humanité, de penser que le vice n'ait besoin que de se montrer pour entraîner tous les cœurs? Ceux que Cléante a scandalisés veulent-ils un exemple du respect et de la tendresse filiale, qu'ils contemplent, dans le Malade imaginaire, la douleur touchante d'Angélique aux pieds de son père qu'elle croit mort, et les transports de sa joie quand il ressuscite pour l'embrasser. Chaque sujet n'emporte avec lui qu'un certain nombre de sentimens à produire, de vérités à développer,

et Molière ne peut donner toutes les leçons à la fois. Se plaint-on d'un médecin qui sépare les maladies compliquées, et les traite l'une après l'autre ?

Ce sont donc les résultats qui constituent la bonté des mœurs théâtrales; et la même pièce pourroit présenter des mœurs odieuses, et être d'une excellente moralité. On reproche, avec raison, à l'un des imitateurs de Molière, d'avoir mis sur le théâtre un neveu malhonnête homme, qui, secondé par un valet fripon, trompe un oncle crédule, le vole, fabrique un faux testament, et s'empare de la succession au préjudice des autres héritiers : voilà, sans doute, le comble des mauvaises mœurs. Mais que Molière eût traité ce sujet, il l'eût dirigé vers un but philosophique; il eût peint la destinée d'un vieux garçon qui, n'inspirant un véritable intérêt à personne, est dépouillé tout vivant par ses collatéraux et ses valets; il eût intitulé sa pièce le Célibataire, et enrichi notre théâtre d'un ouvrage plus nécessaire aujourd'hui qu'il ne le fut le siècle passé.

C'est ce désir d'être utile qui décèle un poète philosophe. Heureux s'il conçoit quels services il peut rendre ! Il est le plus puissant des moralistes. Veut-il faire aimer la vertu, une maxime honnête, liée à une situation forte de ses personnages, devient pour les spectateurs une vérité de sentiment. Veut-il proscrire le vice, il a dans ses mains l'arme du ridicule, arme terrible, avec laquelle Pascal a combattu une morale dangereuse, Boileau le mauvais goût, et dont Molière a fait voir sur la scène des effets plus prompts et plus infaillibles. Mais à quelles conditions cette arme lui sera-t-elle confiée? Avoir à la fois un cœur honnête, un esprit juste; se placer à la hauteur nécessaire pour juger la société; savoir la valeur réelle des choses, leur valeur arbitraire dans le monde celle qu'il importe→ roit de leur donner; ne point accréditer les vices que l'on attaque en les associant à des qualités aimables, méprise

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devenue trop commune chez les successeurs de Molière, qui renforcent ainsi les mœurs au lieu de les corriger ; connoître les maladies de son siècle; prévoir les effets de la destruction d'un ridicule : tels sont, dans tous les temps, les devoirs d'un poète comique. Et ne peut-il pas quelquefois s'élever à des vues d'une utilité plus prochaine? Ce fut un assez beau spectacle de voir Molière seconder le gouvernement dans le dessein d'abolir la coutume barbare d'égorger son ami pour un mot équivoque; et tandis que l'état multiplioit les édits contre les duels, les proscrire sur la scène peut-être avec plus de succès, en plaçant dans la comédie des Fâcheux un homme d'une valeur reconnue qui a le courage de refuser un duel. Cet usage n'apprendra-t-il point aux poètes quel emploi ils peuvent faire de leurs talens; et à l'autorité, quel usage elle peut faire du génie?

Si jamais auteur comique a fait voir comment il avoit conçu le système de la société, c'est Molière dans le Misanthrope. C'est là que, montrant les abus qu'elle entraîne nécessairement, il enseigne à quel prix le sage doit acheter les avantages qu'elle procure; que, dans un système d'union fondé sur l'indigence mutuelle, une vertu parfaite est déplacée parmi les hommes, et se tourmente elle-même sans les corriger. C'est un or qui a besoin d'alliage pour prendre de la consistance, et servir aux divers usages de la société; mais en même temps l'auteur montre, par la supériorité constante d'Alceste sur tous les autres personnages, que la vertu, malgré les ridicules où son austérité l'expose, éclipse tout ce qui l'environne; et l'or qui a reçu l'alliage, n'en est pas moins le plus précieux des métaux.

Molière, après le Misanthrope, d'abord mal apprécié, mais bientôt mis à sa place, fut sans contredit le premier écrivain de la nation; lui seul réveilloit sans cesse l'admiration publique. Corneille n'étoit plus le Corneille et du

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