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Curce, etc., suivirent la trace de Tite-Live ou de Salluste. Lucien compare la manie historique de son temps à l'épidémie des Abdéritains, qui couraient les rues en déclamant des lambeaux de tragédies : « On ne voit plus, dit-il, que des Hérodotes, des Thucydides et des Xénophons. >>

Parmi une foule d'historiens dont les noms sont pour la plupart oubliés, et dont la postérité ne possède pas les ouvrages, il y en eut un cependant, qui vivait à peu près dans le même temps que Lucien, et qui a pris place parmi les maîtres de l'art historique. Nul peut-être, depuis son siècle jusqu'au nôtre, n'a mieux réussi à gagner l'affection de ses lecteurs. Plutarque a une gloire presque populaire. Son premier traducteur français a contribué à lui donner parmi nous un charme qui s'est confondu avec le mérite de l'original. La naïveté d'Amyot a passé pour celle de Plutarque; et dès-lors on a commencé à parler du bon Plutarque, du vieux Plutarque. Il vivait pourtant à une époque peu naïve, époque de rhéteurs, de sophistes, de déclamation, de servitude, d'incrédulité; la vie se retirait chaque jour du polythéisme et de la société civile, et devenait l'attribut exclusif du christianisme et de la société religieuse. Plutarque n'est donc pas, tant qu'on le dit, un homme du bon vieux temps : c'était un honnête païen, qui, dégoûté avec raison du moment où il vivait, avait dirigé son goût et son imagination vers le temps passé, et s'y transportait de son mieux. Tout prêtre qu'il était dans sa petite ville de Chéronée, il ne pouvait pas adorer Jupiter et les dieux, en toute tranquillité

de conscience, comme s'il eût vécu du temps d'Hérodote, tandis que des philosophes niaient ces dieux et que Lucien s'en moquait. Deux siècles d'esclavage sous les Romains et leurs empereurs ne pouvaient pas non plus, quelles que fussent les franchises municipales d'une bourgade de la Béotie, inspirer à Plutarque l'amour sérieux et réel de Thucydide pour la liberté. Plutarque fut un de ces hommes qui ne veulent pas se laisser entraîner au cours de leur siècle, et qui volontairement se reportent en arrière; mais pour lui, ce fut avec un caractère calme et bienveillant; sa naïveté consista surtout à aimer le passé pour lui-même, sans allusion ni satire contre le pré

sent.

Du reste, c'est moins l'esprit général de Plutarque qui lui a donné son influence sur l'art historique, que la forme qu'il a adoptée. La destinée d'un peuple, le sort d'une guerre, la suite des événemens enchaînés l'un à l'autre, ont sans doute un intérêt puissant; mais le premier intérêt de l'histoire, celui qui s'empare le mieux de l'imagination, c'est la sympathie pour les hommes considérés comme individus. Le passé ne vit à nos yeux que comme un drame dont les personnages agissent, parlent, sentent devant nous. La marche de l'intrigue préoccupe notre esprit ; nous en suivons curieusement le développement et les scènes; toutefois le véritable attrait qui retient notre attention, qui nous attache et nous touche, c'est le spectacle de ces créatures semblables à nous, que notre pensée ressuscite pour nous associer à leur destinée, à leurs desseins, à leurs émotions, à leurs vertus, à

leurs erreurs. Les esprits éclairés, le public littéraire et philosophique s'émeut sans doute en suivant, à travers l'histoire, les vicissitudes de la noble cause de l'humanité, les progrès de la civilisation, les eonquêtes de la raison. Un intérêt de patrie ou d'observation nous attache aux révolutions des gouvernemens, à la naissance et au changement successif des institutions. Mais le vulgaire ne voit guère dans l'histoire que des noms propres ; ils représentent à ses yeux les époques, les peuples, les idées ; quels que soient notre goût et notre habitude des généralités, << nous sommes tous d'Athènes en ce point, » comme dit le bon La Fontaine, et nous aimons que le récit se rattache à un intérêt individuel. C'est en cela que Plutarque rencontra un penchant commun à tous les temps et à tous les lieux. A l'histoire générale il substitua la biographie, et c'est grâce à lui, surtout, que les grands hommes de l'antiquité sont devenus gens de notre connaissance. Dès notre jeunesse, où le coup-d'œil n'embrasse pas encore les intérêts généraux de l'histoire, Plutarque et les biographes nous accoutument à vivre avec les personnages historiques nous les aimons; nous aimons, en leur personne, leurs vertus ou leur patrie; les détails du caractère et de la vie privée se mêlent aux circonstances de la vie publique, et donnent à l'histoire un aspect de vérité qui l'anime et la remplit de charme.

Les autres historiens de cette époque, soit Grecs, soit Romains, lorsqu'ils racontent les événemens contemporains, sont de précieux témoins de la dé

cadence de l'empire et de l'avilissement de la société romaine sous le joug des empereurs. Ces écrivains sont inégaux en véracité, en jugement, en mérite de style; mais nul n'a laissé une trace profonde, n'est devenu ni type ni modèle. Aucun n'a senti avec l'énergie de Tacite les maux et la honte de la tyrannie; aucun n'a jeté sur le cœur humain un regard si triste et si pénétrant : tous sont plus ou moins des hommes de leur temps, et ne s'élèvent pas au-dessus de lui pour le juger. On les lit pour apprendre ce qu'ils racontent, et y voir ce qu'eux n'y voyaient pas; mais ils n'exercent point l'autorité du talent. Dion Cassius, Herodien et Ammien Marcellin ont cependant mérité d'être distingués parmi cette foule.

Mais ce n'est plus seulement dans des narrations que doit se chercher l'histoire : les Pères de l'Église, leurs controverses, leurs lettres, leurs livres, sont la source féconde des connaissances historiques dès le e siècle et surtout dans le ive. Au commencement du vo, un disciple de saint Augustin et de saint Jérôme, Orose, donna le premier exemple · d'une histoire universelle, écrite dans l'unité d'une pensée morale. Il fallait le Christianisme pour considérer ainsi l'humanité sous un seul et même point de vue. Jusqu'alors elle avait manqué d'un lien com. mun; sa destinée avait été dispersée parmi la diversité des peuples, des cultes, des mœurs. Du moment qu'il y avait pour l'univers une seule loi morale, le genre humain était une seule famille; il avait une seule histoire, puisqu'il marchait à un même but. L'histoire générale n'était plus un recueil de faits ;

elle avait un lien qui pouvait la resserrer et la résumer. Le livre d'Orose fut conçu sur la même idée que la Cité de Dieu de son maître saint Augustin. Jamais le monde n'avait été si malheureux; la domination romaine semblait n'avoir réuni tant de peuples que pour les soumettre à des calamités communes, à un désespoir universel. C'était le temps des invasions des barbares dans la Gaule, l'Italie, l'Afrique, l'Espagne; Rome venait d'être saccagée par Alaric; les empereurs ne pouvaient plus préserver aucune des frontières de leur vaste mais nominale domination. Alors ce qui restait de païens imputa tous les maux de cette terrible époque à la religion nouvelle, qui venait de s'asseoir sur le trône des Césars. Saint Ambroise, saint Augustin, Salvien, prirent la défense du Christianisme, et Orose, reprenant l'histoire entière de ce paganisme défaillant, voulut lui montrer qu'il avait toujours semé et recueilli tous les malheurs du genre humain; que le culte des passions et des observances extérieures n'avait dû amener que discordes, guerres et cruautés; puis il présenta la religion chrétienne, comme venant dompter tant de vices, guérir tant de maux, et contenant les germes d'une civilisation plus parfaite et plus morale. Le langage d'Orose peut bien être déclamatoire; il se peut qu'il plaide une si belle cause d'une façon étroite et partiale, mais il avait un grand dessein, et nous avons dû noter cette première histoire générale, que, trois cents ans après, Bossuet devait imiter, s'il est permis de le dire ainsi.

Cependant il n'y avait plus, pour ainsi dire, de

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