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par laquelle on veut découvrir leur méthode de composition. On a été surpris de voir l'auteur que l'Académie a couronné dans son concours, s'attacher particulièrement à montrer La Bruyère comme un savant calculateur des combinaisons du langage. Le livre des Caractères était justement celui qui devait le plus éloigner cette idée; La Bruyère offre moins qu'aucun écrivain un modèle de la partie artificielle du style les transitions, la disposition des parties, la liaison et le cours suivi des pensées, le soin d'éviter des disparates dans le ton, toute cette méthode dans le langage, essentielle ailleurs, était là superflue. Nul n'a montré une pensée plus naturellement élancée que La Bruyère. De même qu'il était par son caractère le moins homme de lettres qu'il est possible, aucun livre n'est moins un livre que le sien; si l'on peut exprimer ainsi la manière dont il s'est affranchi du joug d'une composition suivie.

M. Fabre l'appelle en témoignage pour prouver combien il s'occupait de l'art de l'ouvrier. « L'homme du meilleur esprit est inégal; il entre en verve, mais il en sort: alors, s'il est sage, il parle peu et n'écrit point. » Bien que ne point écrire quand on ne pense point soit un précepte peu pratiqué de nos jours, il faut convenir que c'est une règle simple et qui ne mène pas loin dans l'art d'écrire : il sera difficile d'en déduire une théorie, et La Bruyère ne nous a point révélé son secret en nous donnant ce conseil.

A la vérité, M. Fabre ajoute : « Un art si profond suppose le talent. » Ne serait-il pas possible de ne plus parler de cet art si profond qui n'a point de règles;

de dire tout simplement que La Bruyère avait du talent, et d'en rechercher le caractère particulier.

Au lieu d'examiner La Bruyère seulement comme écrivain, il eût fallu dire quel était son caractère et l'élévation de son âme; montrer au milieu de quelles circonstances il se trouvait, et comment elles avaient pu l'inspirer ; rechercher quelles étaient ses opinions morales, religieuses, politiques, et l'influence qu'elles ont eue sur son livre en un mot, M. Fabre aurait dû remonter à la source du génie de l'écrivain, au lieu de détailler ses prétendus procédés de composition. C'était le cadre d'un bel éloge académique, plus digne de La Bruyère, plus conforme à son génie, et peut-être mieux assorti à la disposition actuelle des esprits.

EXAMEN

DU PRINCIPE FONDAMENTAL

DES MAXIMES

DE LA ROCHEFOUCAULD *.

M. DCC. CVIII.

Le livre entier des Maximes présente cette seule conclusion: QUE NOS VERTUS NE SONT LE PLUS SOUVENT QUE DES VICES DÉGUISÉS.

C'est par-là que l'auteur a commencé son ouvrage; et tout ce qu'il a écrit ensuite semble n'en être que la preuve et le développement.

La Rochefoucauld a-t-il calomnié les hommes, comme quelques-uns se plaisent à le répéter? ou bien a-t-il énoncé, comme d'autres le pensent, une vérité fâcheuse, mais incontestable?

* Cet examen est de M. de Barante père.

Si la vertu est ce sentiment généreux qui nous porte à rechercher et à procurer le bonheur des autres, sans aucune vue d'intérêt personnel, il faut convenir qu'en rapprochant de cette définition tous les faits observés dans la société, on est bien disposé à juger comme La Rochefoucauld de la fausseté de presque toutes les vertus humaines. Soit qu'on lise l'histoire avec quelque attention, soit qu'on étudie autour de soi les hommes et les événemens, il est impossible de ne pas voir la plupart des actions découler de l'intérêt personnel comme de leur source.

Mais n'est-il done aucun autre mobile, aucun autre principe connu de notre conduite? Cet amour de nous-mêmes, dont l'influence prodigieuse est si évidente et si incontestable, n'est-il balancé par aucun autre sentiment naturel?

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L'homme recherche avant tout son bien-être et la satisfaction de ses désirs. Mais le soin de pourvoir à ses besoins ne remplit pas exclusivement son cœur et n'occupe pas tous ses momens: il laisse place à une affection moins vive, et qui nous est également commandée par la nature.

Les hommes sont tous doués d'une disposition d'attrait qui les rend chers les uns aux autres. Celui qui souffre est assuré d'exciter la compassion, et d'intéresser tous ses semblables à son sort. Une espèce de sympathie nous attache à tout être organisé comme nous : c'est elle qui fait que nous nous mettons à sa place, et que nous nous identifions avec lui, non par le produit de la réflexion et de l'habitude, mais par un sentiment originel et involontaire,

qui n'appartient pas seulement aux hommes que nous appelons bons et humains, mais dont il n'y a

pas de scélérat qui soit tout-à-fait privé. On aurait tort de prétendre que c'est par un retour sur soimême que l'on partage la douleur d'autrui. C'est une impression directe, et qui, au lieu de se rapporter à nous, nous dispose à secourir celui qui souffre, même à nos propres périls. Nous partageons la joie des autres, comme leur douleur. La simple vue d'une émotion dans une autre personne nous en fait éprouver une semblable. Un visage gai excite la gaieté. Nous aimons, en un mot, à partager toutes les affections de nos semblables aussitôt que nous en avons aperçu les signes, et avant même d'en connaître les motifs. Nous désirons de même qu'on prenne part à tout ce que nous sentons, et nous serions fâchés de rencontrer des témoins indifférens de ce qui nous arrive; comme s'il devait exister entre tous les hommes une certaine communauté d'intérêt, et que, selon l'expression de Térence, rien de ce qui intéresse un homme ne fût étranger à tous les autres.

Cette disposition naturelle est le principe de toutes les actions généreuses, et produit les seules véritables vertus. Plus faible et moins énergique que l'amour de nous, il est cependant assez sensible à Pobservateur pour n'être pas méconnu, et il n'est personne qui ne doive le retrouver dans son propre cœur, en s'examinant attentivement.

La recherche des causes qui nuisent au développement de ce germe précieux, et qui fortifient le pouvoir de l'intérêt personnel, n'est peut-être pas sans utilité.

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