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être tout cela n'est-il pas certain; et, si même l'on veut que tout cela soit certain, du moins n'en peut-on tirer que des conclusions assez générales, et convient-il de compléter, de corriger ces observations par bien d'autres.

Voyez, en effet, ce que, pour nous en tenir aux premières remarques qui se présentent à l'esprit, il est on ne peut plus facile de répondre à ce que nous venons d'avancer. Molière est le poète ne disons pas: le premier poète des bourgeois, soit ; mais n'est-ce pas surtout dans la bourgeoisie, moins absorbée que le bas peuple par la lutte pour l'existence, moins exposée que l'aristocratie à tomber dans des malheurs tragiques, vivant plus que l'une et l'autre de la vie de famille, n'est-ce pas dans la bourgeoisie, dis-je, qu'un moraliste à l'affût des vices à la fois plaisants et pernicieux pour la famille devait trouver un gibier à sa convenance? Au reste, il était loin de peindre exclusivement la bourgeoisie, celui qui à côté du grand seigneur Don Juan savait faire vivre le pauvre valet Sganarelle, voire, dans toute leur saisissante naïveté, les paysans Pierrot et Charlotte; et il était loin d'avoir un parti pris favorable aux bourgeois, celui qui a choisi pour leur faire exposer tant de nobles ou de fines idées, conformes aux siennes, le Dorante de la Critique, le Clitandre des Femmes savantes, l'Alceste et le Philinte du Misanthrope. Molière, pendant ses années d'apprentissage et de voyage, a eu à souffrir du clergé et de la dévotion ; mais bien d'autres n'ont pas eu moins à se plaindre, qui sont restés fort religieux ou fort respectueux en apparence de tout pouvoir spirituel; et ne faut-il pas, pour expliquer ses audaces, songer aussi et surtout à sa philosophie naturaliste ? — Il est vrai que sa philosophie elle-même est en partie faite de son indifférence morale dont nous expliquions tout à l'heure les origines ; mais il y a autre chose certes dans cette philosophie qu'une morale accommodante, et ce ne sont pas des fréquentations dangereuses, ce ne sont

pas des amours faciles qui ont permis à Molière de créer l'âme si haute d'Alceste. Est-ce la chaîne qui l'attachait à Armande Béjart qui lui a fait sentir ce qu'était la jalousie? La jalousie tient une fort grande place dans le théâtre de Molière, et les contemporains l'avaient remarqué déjà; mais, si Molière a mis six ou sept fois la jalousie sur la scène depuis son mariage avec Armande, il l'y avait mise six fois auparavant; toutes les formes de ce tourment, même celles qu'il n'a guère pu éprouver, lui sont également familières; et tantôt il excite notre sympathie pour le jaloux, tantôt il le condamne expressément ou nous le présente comme ridicule. Enfin, dans sa lutte contre la médecine, Molière s'est, pour ainsi dire, démasqué, puisqu'il a fait parler Béralde en son nom; mais n'oublie-t-on pas trop que la médecine, déjà tributaire des satiriques de la scène en France comme en Italie et en Espagne, n'est pas épargnée dans les farces de sa robuste jeunesse ? et, plus tard, même s'il n'avait pas été malade, même si les médecins n'avaient pas eu si beau jeu à lui crier : « Grève, crève: cela t'apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté », aurait-il pu, lui le grand railleur, ne pas s'attaquer à la solennelle nullité des guérisseurs de son temps et à la béate crédulité de leurs victimes?

L'un meurt vide de sang, l'autre plein de séné,

allait dire en un bien joli vers l'ami Despréaux: est-ce que Molière pouvait se taire? et, comme les âmes des héros romains qu'Anchise montre d'avance à Énée dans les enfers, est-ce que l'âme falote de Thomas Diafoirus n'attendait pas quelque part que Molière l'appelât à la vie et à l'immortalité?

III

Trois motifs principaux paraissent avoir enhardi les cri

tiques qui voulaient à tout prix trouver dans les pièces de Molière des souvenirs et des indices de sa vie.

Pourquoi, d'abord, hésiterait-on à chercher Molière dans son œuvre, quand il a pris soin de s'y nommer et de s'y montrer lui-même ? Il s'est fait maudire par Argan comme ennemi des médecins et discuter par l'ineffable Lysidas comme auteur d'une comédie impardonnable à bien des titres, et notamment parce qu'on y avait couru de toutes parts!

Mais précisément il ne s'agissait là que de l'auteur, qui eût toujours appartenu à la critique, même s'il n'avait pas eu le bon esprit de s'en déclarer justiciable.

Avec l'auteur, Molière livrait aussi le comédien aux appréciations de ses spectateurs et de ses rivaux « Je leur abandonne de bon cœur mes ouvrages, ma figure, mes gestes, mes paroles, mon ton de voix et ma façon de réciter, pour en faire et dire tout ce qu'il leur plaira, s'ils en peuvent tirer quelque avantage. Je ne m'oppose point à toutes ces choses, et je serai ravi que cela puisse réjouir le monde. » Réjouir le monde ! N'est-ce pas, en effet, ce qu'il cherchait tout le premier, quand il accusait ses défauts physiques et ceux de ses camarades? La toux du valétudinaire Molière est mise à profit dans l'Avare, et peut-être dans Pourceaugnac; le gros René Duparc s'écrie dans le Dépit amoureux :

Je suis homme fort rond de toutes les manières;

le boiteux Louis Béjart devient le boiteux médecin des Fonandrès et «< ce chien de boiteux » de La Flèche ; quelques comédiennes sont peintes d'un trait dans l'Impromptu, et, chose plus grave, la femme même de Molière, l'enchanteresse Armande, est ce sont les contemporains qui nous l'attestent minutieusement décrite dans le Bourgeois gentilhomme. Quelles révélations ne peut-on pas attendre de l'homme qui ne craint pas de détailler à

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ce point devant le public les beautés de celle qu'il aime et qui porte son nom?

Elle a les yeux petits. Cela est vrai, elle a les yeux petits; mais elle les a pleins de feux, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu'on puisse voir. Elle a la bouche grande. Oui, mais on y voit des gràces qu'on ne voit point aux autres bouches; et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs, est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde. Pour sa taille, elle n'est pas grande. Non; mais elle est aisée et bien prise. Elle affecte une nonchalance dans son parler, et dans ses actions. Il est vrai; mais elle a grâce à tout cela, et ses manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s'insinuer dans les cœurs...

Voilà sans doute qui est piquant. Mais quoi ! Mlle Molière était actrice; c'était son métier d'être analysée, critiquée, admirée par les spectateurs; et ce portrait, qui nous paraît à nous si révélateur, ne révélait rien du tout aux contemporains. Quand Covielle et Cléonte décrivaient ainsi Lucile sous les traits d'Armande, ils ne faisaient que ce qu'ont fait, dans ces dernières années, tant de personnages de théâtre, décrivant celle qu'ils aimaient sous les traits de Mme Réjane ou de Mme Sarah Bernhardt ; et quand Molière jouait ses ridicules physiques ou ceux de ses camarades, il agissait comme tant de vaudevillistes ou de faiseurs d'opérettes tirant des effets comiques du nez incommensurable d'Hyacinthe ou de la voix rouillée de Baron. Tous les dramaturges qui savent, en composant leurs pièces, par qui les divers personnages seront joués, forment ainsi quelque peu ces personnages à l'image et à la ressemblance de leurs interprètes : est-ce à dire qu'il faille chercher dans l'intrigue et dans le dialogue même des révélations sur la vie des comédiens?

Molière, il est vrai, est allé plus loin, et nous rencontrons ici un texte formel dont on ne peut songer à contester l'importance : « Il s'est joué le premier en plusieurs endroits sur des affaires de sa famille et qui regardaient

ce qui se passait dans son domestique. C'est ce que ses plus particuliers amis ont remarqué bien des fois. » Qui parle ainsi ? L'auteur de la préface de 1682, l'honnête, le fidèle, le véridique disciple du maître, Charles Varlet de La Grange. Mais en quel endroit nous donne-t-il ce renseignement? A l'endroit même où il constate les qualités d'observateur de Molière : « Il observait les manières et les mœurs de tout le monde; il trouvait moyen ensuite d'en faire des applications admirables dans ses comédies, où l'on peut dire qu'il a joué tout le monde, puisqu'il s'y est joué le premier en plusieurs endroits sur des affaires de sa famille... » A la bonne heure! Que Molière, peintre des mœurs et des caractères, se soit observé lui-même et ait observé les siens comme il observait les étrangers, on s'en serait douté, même si La Grange ne nous en avait point avertis. Mais on sait avec quelle liberté il usait des matériaux que l'observation du monde lui avait fournis. Alceste est Montausier, Alceste est Boileau, Alceste est Molière, Alceste est bien d'autres encore; mais qu'est-ce qui revient à chacun des originaux dans l'admirable copie du poète ? Tartuffe est, paraît-il, l'abbé Roquette, il est aussi l'abbé de Pons, il n'est pas moins l'abbé de Ciron et Charpy de Sainte-Croix; il est janséniste, il est jésuite, il est de la Compagnie du T. S. Sacrement; les extrêmes se touchent et se fondent harmonieusement en lui. Enfin la personnalité la moins déguisée que contienne tout le théâtre de Molière nous est certainement fournie par le Trissotin des Femmes savantes. Trissotin a bien des traits de Cotin, et c'est en lisant des vers de Cotin qu'il fait pâmer le trio de ses admiratrices; mais par combien de traits ne diffère-t-il pas de l'abbé Cotin, savant commentateur du Çantique des Cantiques et prédicateur de Notre-Dame? Si l'abbé Cotin nous était inconnu et si, informés que Molière l'a voulu peindre, nous nous figurions son histoire uniquement d'après celle de Trissotin, quelles erreurs ne commettrions-nous pas ?

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