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Madame, et je sais l'art de lever les scrupules.
Le Ciel défend, de vrai, certains contentements;
Mais on trouve avec lui des accommodements,...

Enfin votre scrupule est facile à détruire :
Vous êtes assurée ici d'un plein secret,

Et le mal n'est jamais que dans l'éclat qu'on fait;
Le scandale du monde est ce qui fait l'offense,
Et ce n'est pas pécher que pécher en silence...

ELMIRE.

La faute assurément n'en doit pas être à moi.

TARTUFFE.

Oui, Madame, on s'en charge 1.

Le premier type de style est délicieux, le contraste entre les deux est tout à fait piquant; et comment s'expliquent l'un et l'autre ? Toujours par la situation fausse de Tartuffe et la lutte par son naturel et son rôle que ou ses passions et ses croyances

se livrent en lui.

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Maintenant, il y a bien d'autres endroits où l'on rit, et où Tartuffe, au fond, n'est qu'odieux. Quand Tartuffe se met à genoux devant Orgon, en feignant de demander grâce pour Damis, dont en réalité il assure la perte ; quand il répond à Cléante, qui le prie de laisser rentrer Damis dans la maison dont son père l'a chassé :

Le commerce entre nous porteroit du scandale ;

dans ces deux scènes, Tartuffe fait triompher une abominable machination, et nous rions cependant. - Quand Tartuffe, qui a feint de vouloir céder la place à Damis, consent à rester dans la maison d'Orgon en disant avec un soupir : Eh bien, il faudra donc que je me mortifie,

il met de plus en plus le pied sur sa dupe, et nous rions. Quand il accepte la donation avec ce mot sublime d'hypocrisie :

La volonté du Ciel soit faite en toutes choses,

1. Acte IV, sc. v, v. 1485-1488; 1502-1506 et 1519-1520.

il vient de dépouiller toute une famille, et nous rions. Quand enfin il se dérobe à toute explication avec Cléante sous cet insolent prétexte :

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Il est, Monsieur, trois heures et demie,
Certain devoir pieux me rappelle là-haut,

Et vous m'excuserez de vous quitter si tôt,

nous comprenons qu'aucun bon sentiment ne le fera déloger des positions qu'il a conquises, et nous rions. Pourquoi ? c'est d'abord un peu par un secret du génie et parce que Molière a su marquer d'une façon si forte, si sûre, si imprévue, l'opposition entre le Tartuffe dévot et le Tartuffe vicieux, que le rire jaillit involontairement; mais c'est aussi que Molière profite en ces endroits du soin qu'il a pris pour rendre le fourbe plaisant dans les deux premiers actes et dans la suite, et qu'on a pris l'habitude de rire de celui qui pourrait faire pleurer; et c'est enfin que nous n'échappons pas à l'influence de l'atmosphère comique où Molière a voulu plonger Tartuffe.

Ici, nous devons nous contenter de quelques indications rapides; car, puisque nous nous sommes proposé de montrer le caractère comique de Tartuffe, autant nous serons dans le sujet en montrant d'un mot que le milieu où il est plongé doit le faire paraître plaisant, autant nous en sortirions si nous accordions aux personnages autres que Tartuffe une véritable étude. Nous ne dirons même rien des scènes comiques où l'imposteur ne paraît point, bien qu'elles contribuent puissamment, elles aussi, à rendre le public réfractaire à l'humeur sombre et aux impressions tragiques. Mais comment ne pas remarquer le soin que prend Molière de mettre constamment en face de Tartuffe un personnage chargé de ramener le ton comique dès que la gravité de l'intrigue l'a mis en fuite? Quand Tartuffe fait chasser Damis, nous frémirions; mais Orgon donnant dans tous les panneaux du saint homme, Orgon se jetant à genoux devant Tartuffe, à genoux aussi, et l'embrassant,

provoque une hilarité invincible, où se noie l'horreur de la situation. Orgon n'est pas moins plaisant dans la scène suivante, où la douceur de Tartuffe le fait pleurer de tendresse, et où il éprouve le besoin de s'écrier encore une fois : « Le pauvre homme! » quand Tartuffe se résigne à se charger de tous ses biens. Dans la grande scène du quatrième acte entre Tartuffe et Elmire, Tartuffe, nous l'avons dit, est lui-même plaisant, mais la scène est tellement osée que l'effet comique a besoin d'être renforcé ; Orgon, avec son ahurissement, s'acquitte à merveille de cette tâche voilà, dit-il en sortant à demi de dessous la

table,

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Voilà, je vous l'avoue, un abominable homme !

Je n'en puis revenir, et tout ceci m'assomme.

Au dénouement seul, Molière fait un moment trêve à toute plaisanterie, et Dorine elle-même, l'incoercible rieuse, ne parle de Tartuffe qn'en termes graves:

ELMIRE.

L'imposteur !

DORINE.

Comme il sait, de traîtresse manière,

Se faire un beau manteau de tout ce qu'on révère !

Mais c'est pour que, après une « alarme si chaude »>, comme dit l'exempt, la détente soit encore plus agréable, en même temps que la leçon aura été plus forte.

Ainsi, nous ne devons pas nous laisser aveugler par tout ce que certains critiques, la vue troublée par le drame romantique et par le genre souvent larmoyant qu'on appelle aujourd'hui comédie, ont dit du comique de Molière et de certains rôles de son théâtre. Nous avons l'âme sensible (par vraie bonté d'âme ou par nervosité maladive? il n'importe), et les Arnolphe, les Alceste, les victimes d'un Tartuffe nous feraient pleurer; mais on avait l'âme plus dure au XVIIe siècle, et, de même qu'on

riait des plaisanteries macabres des Mascarille, des Sbrigani, des Nérine, des Scapin, on riait de ces mêmes personnages qui nous émeuvent. Molière le savait, et, depuis que l'heureux échec de Don Garcie l'avait détourné du drame sérieux, il ne craignait pas de manquer à la comédie en lui faisant traiter des sujets tout analogues à ceux que Racine devait traiter dans sa tragédie. Il s'arrangeait seulement pour que son intention fût visible; pour que sa comédie ne devînt pas ce genre hybride que les La Chaussée, les Diderot et les Sedaine devaient créer au XVIIIe siècle ; pour faire sortir le comique des éléments mêmes qui semblaient devoir l'exclure. Je trouve le vrai mot sur tout ceci dans un critique hongrois, M. Haraszti : « << Si l'on a dit que sa comédie tourne vite au noir, j'aimerais bien retourner ce mot spirituel et dire que chez lui tout élément noir tourne vite au comique. » Cela est sensible, non seulement pour la pièce de Tartuffe, qui frise le drame et qui n'en est pas moins une comédie, mais pour le personnage même de l'imposteur, qui est un authentique scélérat et qui n'en est pas moins un personnage vraiment comique.

Comment un tel tour de force a-t-il été possible à Molière? Je serais heureux de penser que ceux qui lisent ces études le comprennent. Formé par la farce, Molière n'a jamais renié, jamais répudié la farce. Mais il a su ne pas ravaler jusqu'à elle les grands sujets qu'il osait aborder, et c'est la farce au contraire qu'il a élevée, qu'il a transformée pour la rendre capable et digne de traduire les plus grandes idées plaisamment, mais sans les trahir.

CHAPITRE XII

DON JUAN

A Paris, dans ces dernières années, on pouvait voir jouer par la Comédie-Française un Don Juan de M. Henri Lavedan, qui porte pour titre : le Marquis de Priola. L'Opéra offrait la divine musique du Don Juan de Mozart. A l'Odéon se représentaient le Don Juan de Molière, le Don Juan de Marana de M. Haraucourt et la Vieillesse de Don Juan de MM. Mounet-Sully et Barbier. Entrant dans des librairies ou des bibliothèques, que de Dons Juans on pouvait se procurer, même à s'en tenir à ceux des deux derniers siècles: Dons Juans français de Mérimée, de Dumas, de Maupassant, de M. Jean Aicard (sans compter les esquisses de Musset, de Gauthier, de Baudelaire et de bien d'autres); Dons Juans espagnols de Zamora et de Zorrilla ; Dons Juans italiens de Goldoni et de d'Annunzio ; Dons Juans anglais de Shadwell, de Richardson et de Byron; Dons Juans allemands d'Hoffmann et de Lenau; Don Juan suédois d'Almquist; Dons Juans russes de Pouchkine et d'Alexis Tolstoï... J'en passe. Pourquoi les Dons Juans pullulent-ils ainsi? Il en est des raisons multiples, dont nous ne pouvons songer à faire l'énumération complète. Certains écrivains tiennent à nous faire des confidences plus ou moins sincères, dans tous les cas cyniques, comme ce débauché de génie, lord Byron, ou ce fat au talent prestigieux, le sénateur Gabriele d'Annunzio. D'autres sont heureux de trouver un prétexte artistique pour flat

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