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ne fut ni sans éclat, ni sans utilité; mais après avoir protesté si haut contre la stérilité de la littérature précédente, il est devenu stérile à son tour; le présent ne lui appartient plus. Ses feux d'artifice peuvent éblouir encore; ils ne sont pas faits pour nous guider vers cette terre promise de justice, de vérité, de beauté où chaque société nouvelle demande à ses poëtes, qui sont toujours un peu prophètes, de la conduire. La littérature d'aujourd'hui, pour remplir la triple mission philosophique, sociale et religieuse que lui donne l'auteur des Misérables, devra mettre plus de vérité dans la pensée, plus de naturel dans le langage, plus de sincérité dans l'émotion, plus de justesse dans l'éclat, plus de modération dans la force, plus de simplicité dans la grandeur.

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La fantaisie dans le roman : le merveilleux de la physiologie, de la médecine et de la tératologie. MM. Edm. About, A. Pommier.

Ce qui domine, cette année, dans le roman, c'est la fantaisie. Nous l'y trouvons tour à tour excentrique, gracieuse, passionnée, mêlée à la psychologie, à l'histoire, à la peinture des mœurs, aux observations mêmes et aux théories de la médecine. C'est dans cette dernière voie que la folle du logis s'est jetée à corps perdu, sur les pas de M. Edm. About, l'un de ses intimes amis. Ce jeune écrivain a su trouver ainsi dans le roman une veine nouvelle qu'il s'est mis à exploiter avec trop de fougue pour ne pas l'avoir épuisée toute en une année : c'est la part de l'imagination dans la science moderne. De cette veine, il a tiré trois livres de suite qu'on me saurait mauvais gré de passer sous silence.

Le premier, intitulé: l'Homme à l'oreille cassée1, est 1. Hachette et Cie, in-18, 280 pages.

une histoire étrange, merveilleuse, qui emprunte aux progrès des connaissances physiologiques ou plutôt aux folles espérances de l'esprit de système une hypothèse fabuleuse, pour en tirer une série d'aventures divertissantes. Il s'agit de la révivification opérée de nos jours sur quelques espèces de rotifères et de tardigrades et appliquée à un individu de l'espèce humaine.

Un jeune colonel du premier Empire a été pris un soir par les Russes et les Prussiens à Dantsick, en 1813, et condamné à être fusillé le lendemain. Saisi par le froid pendant la nuit, ce n'était plus le matin qu'un cadavre qui a été abandonné à un vieux savant allemand, Jean Meiser. Celui-ci a réduit le colonel, qui vivait encore, à un état complet de dessiccation, ni plus ni moins qu'un insecte qu'il s'agit de conserver, et il l'a enfermé dans un triple cercueil. Par son testament, qui révèle son secret, il institue son héritier le colonel qui devra être rendu à la vie. Malgré ces précautions, la momie du colonel s'en va chez les marchands de bric-a-brac. Un jeune ingénieur français, revenant de Russie, en 1859, l'achète en passant, et l'amène à Fontainebleau. Il lui rend la vie en lui restituant l'humidité qui lui a été enlevée. C'est une des grandes scènes du livre que celle de cette résurrection d'un homme par l'eau tiède.

Mais le réveil du vieux jeune grognard est terrible; il parle haut, il menace, il frappe, il se grise; il se bat en duel, il veut enlever à son jeune libérateur sa belle et chère fiancée, sous prétexte qu'elle ressemble à son Eglé d'autrefois. Après bien du bruit, des courses, après une initiation pénible de cet homme du passé à l'histoire du présent, après une visite à l'empereur, qu'il traite sans façon de jeune homme et auquel il donne de francs conseils, après maints quiproquo de situation, inévitables pour ce vieillard de soixante-dix ans, qui en a dormi quarante-six et n'en a réellement que vingt-quatre; il se trouve que la

fiancée de l'opérateur est justement la petite-fille de l'Eglé en question et que le colonel est son grand-père de la main. gauche. Il la marie au jeune savant et il la dote des deniers du vieux Jean Meiser. Enfin le colonel va passer général, l'empereur l'a promis; mais, malgré toute la fougue de l'âge que le colonel de 1813 a retrouvée, comme l'acte de naissance est la seule pièce qui fasse foi en matière d'âge, le ministre est forcé de le mettre à la retraite comme septuagénaire. Le bouillant soldat en meurt de douleur.

J'ai oublié d'expliquer ce titre l'Homme à l'oreille cassée. Il vient de ce que le colonel étant encore à l'état de momie, un petit bout de son oreille a été détaché pour être soumis à l'analyse par un de nos plus savants micrographes. A part ce fragment de cartilage, il ne manquera rien aux organes ni aux facultes du colonel ressuscité, homme trop complet pour son sauveur; car le pauvre Prométhée n'est pas moins embarrassé de son homme que Pygmalion de la Galathée animée par son ciseau. Je ne dirai pas les scènes qui naissent de cette ingénieuse donnée, les incidents comiques racontés avec la vivacité et la netteté de style qui caractérisent M. About. Le cadre était favorable à la bouffonnerie, et elle abonde, piquante, spirituelle, ayant de la portée quelquefois, amusante toujours.

Quand on prend du galant on n'en saurait trop prendre,

disaient nos pères. M. About est de cet avis. Il ne lui suffit pas de s'être amusé une fois, lui et ses lecteurs, aux merveilles fantastiques d'une physiologie toute nouvelle ; il tirera des hypothèses, des rêves d'une science folle, matière et prétexte sans fin à conter et à rire. De là, coup sur coup, deux nouvelles bouffonneries de littérature pseudomédicale: le Nez d'un notaire1 et le Cas de M. Guérin'.

1. Michel Lévy, in-18, 212 pages. 2. Même librairie, même format.

Il s'agit, dans la première, d'un chef-d'œuvre de rhinoplastie, c'est-à-dire de fabrication d'un nez artificiel avec un lambeau de peau pris sur une autre personne; la seconde a pour thème un cas très-anomal d'obstétrique, un accouchement chez un individu d'un sexe que la nature ne destine pas à cette fonction. Dans ces deux livres excentriques, comme dans l'Homme à l'oreille cassée, M. About met à profit les faits, les expériences, les conjectures, les théories qui donnent le branle, parmi les savants, aux imaginations hasardeuses. Il se soucie peu des révolutions scientifiques dont ces nouveautés peuvent être grosses; il n'y voit que des situations comiques à mettre en œuvre avec la verve qui lui est propre et le parti pris de ne reculer devant aucun détail risible. Il est de ceux qui, étant donnée une idée, la développent sans mesure ni fatigue, qui la déroulent, la dévident, en quelque sorte, avec la même facilité qu'un écheveau dont on tient le bout; il en tire tout le naturel et l'impossible, le logique et l'invraisemblable, le sérieux par occasion et, par goût, le grotesque. Au milieu de notre littérature un peu triste, ne blâmons pas l'auteur de rire fort et longtemps même sur une matière au fond peu risible. Pourtant il ne faut pas épuiser ses sujets; les meilleures plaisanteries ont un terme, et le rire inextinguible n'appartient qu'aux dieux.

Au genre fantastique et monstrueux, mais non plaisant, appartient un étrange roman publié par M. Armand Pommier, auteur de la Benjamine; il a pour titre : la Dame au manteau rouge, histoire dalmate1. L'héroïne, la marquise Draganich, femme aux passions contre nature et à l'imagination dépravée, exerce sur ses amants une action à laquelle le magnétisme semble avoir une grande part. Elle torture ceux qui l'ont méprisée; elle promène leur esprit

1. Dentu, in-18, 360 pages.

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<dans les sensuels délires, les monstrueuses joies du monde asiatique; elle leur procure « de frénétiques ébattements parmi les sites paradisiaques des poëmes persans et arméniens. » Elle leur fait ensuite parcourir les neuf cercles du Dante, désolée que le poëte de l'Enfer n'en ait pas inventé davantage. Un médecin, dont la volonté est plus forte que celle de cette méchante femme, lui arrache le secret du martyre subi par un de ses amis, et il paye cette découverte de sa vie. Le livre finit par la mort tragique d'un prétendant • à la main d'une des filles de la marquise, dont la mère est jalouse. Un épilogue a la prétention de donner, en trois langues, la clef du mystère. La crédulité humaine a imaginé des maladies que l'on guérit en buvant du sang humain : remède pire que le mal. Des citations classiques indiquent chez l'auteur une certaine préoccupation littéraire mêlée à la recherche de l'excentricité et au goût d'un merveilleux obscur et mal défini.

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La fantaisie dans le roman : la fantaisie gracieuse.
MM. de Saint-Germain, A. des Essarts.

Dans le roman et la littérature de fantaisie, M. J. T. de Saint-Germain, déjà connu de nos lecteurs, s'est proposé la tâche difficile de nous offrir la grâce sans la recherche, et l'honnêteté sans la fadeur. Ses petits romans s'appellent modestement des légendes. L'un de ceux où il a le mieux réussi est déjà assez ancien pour compter quatre éditions; c'est la Veilleuse1, avec cette épigraphe : « Charité veut dire amour. » Ce récit court et gracieux ouvre cependant carrière aux rêves fantastiques et l'auteur aurait pu l'ap

1. Jules Tardieu, (1861) pet. in-18, 236 pages.

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