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un sentiment du devoir que le monde ne comprend pas mieux que la vocation de l'art, il épouse sa maîtresse qui l'a rendu père. Dès lors sa mère le maudit, le monde le condamne; on loue son talent, fécondé par le travail, mais on méprise son caractère. Dans son intérieur, il n'est pas heureux; sa femme oublie ce qu'elle doit à son affection, se jette dans le luxe, et menace le ménage de ruine. Un autre amour, qui s'élève dans le cœur de l'artiste, creuse encore la séparation entre les époux. Mais peu à peu l'affection conjugale remporte une double victoire et rend à l'artiste un bonheur intime et caché. Le monde n'en résume pas moins ainsi son jugement sur cet homme excellent : Pas de tête et pas de cœur.»

Cependant un des amis de l'artiste, type accompli de l'égoïsme, arrive par le calcul, l'hypocrisie et l'audace, à tous les biens qui devraient être le partage du mérite et de la vertu la richesse, les honneurs, la considération, l'affection même de tous, et jusqu'aux meilleures conditions du bonheur domestique. Antithèse vivante de l'artiste, jugeant tous les moyens bons pour réussir, il supplante son ami, ajoute à l'autorité des calomnies qui courent contre lui, et l'accable en ayant l'air de le plaindre. Que voulezvous ? l'honnête homme a contre lui et le traître a pour lui l'apparence. « Et l'apparence est et restera éternellement la maîtresse du monde. » Voilà la triste mais trop vraie conclusion que M. Amédée Achard fait sortir d'une étude délicate, intéressante, dont la vérité psychologique sauve des caractères peut-être un peu outrés et des situations peu vraisemblables. Ce qui fait la moralité du livre, en dépit de toute réflexion pessimiste, c'est que le lecteur, s'il était mis au choix, aimerait mieux être l'honnête artiste au milieu de toutes ses épreuves, que l'intrigant dans la plénitude de son succès.

Les romanciers aiment à peindre les plaies sociales: ils

ont cela de commun avec les auteurs dramatiques auxquels ils empruntent ou fournissent tour à tour des sujets. Or il y a une des misères de notre temps, qui a été celle de plusieurs autres époques, si l'on en juge par la vivacité avec laquelle tant de poëtes et de moralistes anciens et modernes se sont élevés contre elle: c'est la passion de l'argent et de tous les avantages matériels ou moraux que l'argent procure; l'argent, ce roi du monde, regina pecunia, disaient déjà les Latins. Cette passion s'est compliquée de nos jours d'un besoin universel de bien-être, de confort, comme on dit, puis d'un autre besoin plus impérieux encore, celui de paraître, de faire étalage de ressources supérieures à sa véritable fortune. Tout cela se résume en un mot le luxe. La domination du luxe, aujourd'hui sans contre-poids, ses nécessités impérieuses, ses conséquences funestes pour l'honneur individuel, le bonheur de la famille, l'ordre de la société, offrent aux drames intimes du roman ou du théâtre un sujet devenu banal sans doute, mais de nature à tenter par l'appât de la vérité les esprits doués du talent de l'observation.

Les ravages de la plaie d'argent dans la famille sont étudiés spécialement par M. Audeval dans un roman qui paraît être un début, les Demi-dots'. Le mot qui lui sert de titre est heureux, quoique l'auteur ne le prenne pas dans le sens le plus naturel. Par demi-dots, je voudrais entendre toute dot qui n'est pas en proportion avec le rang tenu par la famille d'une jeune fille ou par la famille où elle doit entrer. Les conséquences de cette disproportion ne sont qu'un cas particulier de celles que produit, dans toute l'existence domestique, la disproportion entre les ressources réelles de chaque famille et l'étendue toujours croissante de ses besoins réels ou de convention. Ce que les nécessités du confortable moderne ou d'un luxe apparent entraînent

1. Hetzel, in-18, 374 p.

de misères intimes, de troubles profonds, de désespoirs cachés, il est facile de le voir autour de soi, et il suffirait de transporter la réalité dans le livre pour écrire les plus tristes romans. M. Audeval néglige ces traits généraux, pour s'attacher à des faits plus particulièrement odieux. Par demi-dots, il entend des dots imaginaires, des promesses de dots en rapport avec les apparences de fortune, mais que la gêne réelle et secrète ne permettra pas de tenir. Le besoin de paraître, qui a dévoré le patrimoine, a fait inventer une nouvelle sorte de mariage, très-fréquent suivant lui, le mariage par escroquerie.

Un double mariage de cette nature est la donnée principale des Demi-dots. Une famille qui a déjà pratiqué une première fois et de la façon la plus malheureuse cet art frauduleux de se débarrasser d'une jeune fille, est entraînée par les exigences d'une situation toujours fausse à le tenter une seconde fois. Ses calculs honteux sont secondés et combattus tour à tour par la double passion dont la jeune fille est l'objet. Recherchée par un riche spéculateur qui l'aime, mais ne peut lui plaire, et par un jeune homme pauvre et digne de son amour, elle résiste jusqu'à ce que la générosité inattendue d'un oncle lui permette de se marier à son choix avec une dot entière, c'est-à-dire une dot véritable. Elle échappera ainsi aux malheurs domestiques qu'un mariage avec une dot mensongère avait entraînés pour sa mère elle-même. En traitant sous un de ses côtés un peu étroits une grande question sociale, l'auteur des Demi-dots ne laisse pas de faire preuve d'esprit d'observation, et il arrive par la vérité à l'intérêt dramatique.

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La réalité et le réalisme. MM. Claude Vignon, Champfleury.

Un certain nombre de nouvelles signées du nom de Claude Vignon, qui paraît être un pseudonyme, révèlent un conteur élégant, gracieux, constamment honnête, exact dans l'observation des mœurs, assez habile à manier les passions et à en tirer des effets dramatiques. Tout un recueil compacte intitulé: Récits de la vie réelle', avait déjà justifié cette appréciation. Les neuf histoires qui le composent sont présentées avec intérêt la réalité ne s'y étale pas dans la trivialité systématique; elle consiste dans la vérité des peintures de la vie prise sous tous ses aspects. La sous-maîtresse Anna Bontemps, l'inventeur Adrien Malaret, nous présentent des caractères et des situations bien étudiées, tandis que Lucrezia, une Revanche au lansquenet, etc., sont des récits plus brillants de coloris et de passion. Alors même que les aventures deviennent plus romanesques, le sentiment de la réalité n'en persiste pas moins dans le style et caractérise la manière essentielle de l'auteur.

La même plume vient de nous offrir deux autres nouvelles, dont la plus longue donne au volume son titre : Victoire Normand. On retrouve ici les mêmes qualités parmi lesquelles l'honnêteté et la grâce dominent. Victoire Normand est une pauvre maîtresse de poste d'un village de la Creuse. Pieuse, courageuse, résignée, dévouée à la vieille mère dont elle est le soutien, elle rencontre chez une châtelaine du voisinage, qui l'a prise en affection, un jeune notaire, d'une nature froide mais douce, qu'elle se

1. Bruxelles (1859), édition Hetzel, libr. J. Rogez.

2. Collection Hetzel, Dentu, in-18, 280 p.

laisse aller à aimer. Malgré les obstacles qui naissent de son humble position et de la jalousie de quelques personnes plus haut placées, elle inspire un tendre sentiment au jeune homme, et le bonheur couronne en elle l'union d'une beauté étrange et d'une exquise vertu.

Le Marquis de Crémant, qui complète le volume, est dans le même ton de sentiment et de style, avec un dénoûment moins riant. Un vieux garçon noble et riche, qui a refusé de se marier, parce qu'il ne rencontrait pas son idéal, est devenu amoureux de la pauvre fille d'un instituteur de campagne. Il n'ose mêler ce sang vulgaire à celui de ses aïeux; à la fin la passion l'emporte, mais quand il revient pour épouser la jeune plébéienne, elle est mariée, et le marquis meurt de désespoir.

Les amis du réalisme seront désappointés s'ils ne cherchent que des nouveautés dans le nouveau volume que le chef de l'école, M. Champfleury, intitule le Violon de faience1. C'est, comme l'indique la suite du titre, un recueil de nouvelles. Non-seulement, suivant un usage qu'il ne faut pas blâmer, elles ont eu une première publicité dans les journaux ou les revues; mais la plus longue d'entre elles, les Amis de la nature, a déjà paru à part dans un volume, et a été pour nous, il y a deux ans, l'objet d'un compte. rendu. Nous ne reviendrons pas sur l'appréciation que nous avons faite à cette occasion du système littéraire auquel appartient M. Champfleury, et de ce qu'il met de talent à son service. Les quelques pages qu'il ajoute, par devant et par derrière, à d'anciennes pages, pour les rajeunir par une supercherie bibliographique, ne suffisent pas pour modifier le jugement porté sur l'ensemble de ses œuvres, ou sur les principes de son école. Elles ne manquent pas

1. Hetzel, in-18, 294 p.

2. Voy. t. III de l'Année littéraire, p. 102-103.

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