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beaucoup inférieure à d'autres romans relatifs à la même époque, notamment au Rienzi de sir Ed. Bulwer Lytton'. Comme fantaisie romanesque, la nouvelle œuvre de M. Saintine, trop petite pour son cadre, ne répond pas à ce qu'on pouvait attendre de sentiments vrais ou d'inventions gracieuses de la part de l'auteur de Picciola, sans satisfaire aux exigences énormes du genre historique.

L'intérêt des aventures romanesques et celui des peintures de caractères s'unissent à l'intérêt des souvenirs historiques dans un des derniers romans échappés à l'une de nos plus fécondes plumes, la Bête du Gévaudan, par M. Elie Berthet. Comme donnée générale, c'est l'histoire de cette fameuse bête qui répandit une si grande terreur au siècle dernier sur les bords de la Lozère. L'auteur a réuni dans son cadre tous les détails authentiques sur cette curieuse aventure de lycanthropie. La scène se passe sous le ministre Choiseul et fait revivre dans ses derniers jours une société qui devait sitôt s'évanouir. Le château et le cloître nous révèlent sous un double aspect la vie de nos anciennes provinces. Les moines surtout sont traités d'une façon supérieure, et la figure du prieur de Frontenac rappelle l'une des meilleures créations de Walter Scott.

L'intérêt principal se porte sur une jeune héroïne, petite fille fantasque et volontaire que la mort de ses proches parents a laissée sous la tutelle des moines de Frontenac. Dans un de ses fréquents accès d'humeur, elle a promis sa main à quiconque tuera le monstre qui ravage ses domaines; car elle est châtelaine et puissante dans le Gévaudan. Le sort favorise un jeune aventurier qui se trouve, à la fin du volume, riche, grand seigneur et digne de celle qu'il épouse.

1. 2 vol. in -18 compactes, faisant partie de la Bibliothèque des meilleurs romans étrangers (Publication Lahure).

2. Hachette et Cie, in-8 compacte, 395 p.

Par la nature des événements et l'habileté du récit, le roman de la Bête du Gévaudan convenait parfaitement au genre du feuilleton, et l'on s'explique le succès qu'il eut sous cette forme dans le Journal pour tous; mais une étude assez délicate des caractères et des situations trahit plus de préoccupations littéraires que n'en ont d'ordinaire les auteurs de ce genre de romans. Ce mérite suffit pour assurer un succès nouveau au récit de M. Élie Berthet sous la forme du livre.

L'écrivain que nos lecteurs connaissent déjà sous le pseudonyme d'Adrien Robert a porté dans la Princesse Sophie le soin et les qualités dont il est coutumier. C'est une étude délicate de la société aristocratique allemande au dix-huitième siècle, ayant pour prétexte l'histoire des amours du comte de Koenigsmark, favori de Charles XII, avec la princesse Sophie de Zell, duchesse de Lunebourg, épouse malheureuse de George de Hanovre, futur roi d'Angleterre. La scène se passe au moment où l'Europe entière prête son concours à l'empereur d'Allemagne pour combattre les Turcs et réduit Ahmed II à n'être plus, hors de l'Asie, qu'un souverain impuissant.

L'élément dramatique du roman de M. A. Robert est la rivalité de la princesse Sophie et de la belle comtesse Andrée de Ruminghem. Ces deux jeunes femmes aiment en même temps Philippe de Koenigsmark avec une égale passion, et le conflit de leur amour amène des péripéties émouvantes. Sauvé à plusieurs reprises par la comtesse Andrée, Philippe s'expose sans cesse aux plus grands dangers pour la princesse Sophie, et finit par être tué à cause d'elle, comme Rizzio à Holyrood,» après que l'autre femme est morte à cause de lui. Ces pages sanglantes de la vie intime d'un futur roi d'Angleterre étaient

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1. Hetzel, in-18, 316 p. Voir t. IV de l'Année littéraire, p. 93-99.

bien propres à fournir également à l'historien une peinture fidèle, au romancier un drame touchant.

M. Arthur Ponroy a entrepris de faire entrer dans le cadre de la fiction tous les temps historiques. Trois séries de romans sont déjà consacrées par lui à peindre le monde romain, le monde gallo-romain et le monde chevaleresque. Les divers aspects de chacun de ces mondes doivent y être présentés par autant de récits, avec toutes les nuances de couleur locale nécessaires en une pareille diversité. Aujourd'hui, l'auteur remonte plus haut et commence une série de romans mythologiques qui doivent nous révéler l'ancien monde grec. Le premier roman de ce nouvel ordre s'appelle le Présent de noces1.

En traitant de la Grèce, M. A. Ponroy s'est souvenu que la forme y était divinisée, et il s'est efforcé de donner à ses personnages l'attrait victorieux de la beauté ou un amour passionné pour elle. Ses héroïnes sont en général peu vêtues, et, pour mieux faire briller encore la richesse de leurs formes, il les déshabille volontiers. Beaucoup de scènes rappellent le tableau du Faune considérant la nymphe endormie. Seulement, les satyres de M. Ponroy ne s'arrêtent pas à l'indiscrétion du regard. L'auteur a-t-il cru qu'une sensualité effrénée faisait partie essentielle de la vie dans l'âge patriarcal de la Grèce? Je ne sais; mais les traditions homériques ne lui donnent pas raison, et l'intérêt de l'art se serait mieux accommodé, ainsi que la tradition, de la pure simplicité de mœurs prêtée par Homère à Nausicaa et à ses compagnes. M. A. Ponroy ne voit pas la Grèce à travers les souvenirs de l'Iliade ou de l'Odyssée, mais à travers les licencieuses imaginations des Lucien et des Apulée. Il en résulte une disparate choquante

1. Collection Hetzel, in-8, 282 p.

dans un livre de cette nature. On sent sous un pastiche d'art grec des souvenirs de Rabelais.

Par la forme, M. A. Ponroy nous ramène au pseudohellénisme solennel et brillant de l'auteur des Martyrs; mais par le sujet, le Présent de noces, titre singulier pour un roman mythologique! - rappelle de temps en temps les scènes familières à M. Paul de Kock. Et cependant le jeune héros, l'enfant divin autour duquel se concentre tout l'intérêt de cette légende, portera un grand nom, car c'est une légende de l'enfance d'Homère. En résumé, nous croyons que M. Arthur Ponroy dépense dans de pareilles œuvres beaucoup d'efforts et un incontestable talent; mais, comme nous l'avons déjà dit à propos des œuvres encore plus travaillées de M. J. Canonge1, ce genre de faux archaïsme est plein d'écueils : M. A. Ponroy court surtout le danger de s'y perdre par la lutte des courants contraires auxquels il se laisse aller tour à tour.

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Le roman pour l'enfance et d'éducation. Difficultés du genre. Mmes J. Lamber, C. du Bos d'Elbhecq; M. Poisle-Desgranges.

Le roman comporte un genre simple et honnête, accessible aux lecteurs du premier âge et auquel le mérite littéraire peut cependant ne pas être étranger. Mais ce genre a des écueils contre lesquels échouent la plupart de ceux que le désir d'être utiles à l'enfance engage à le traiter. A force de vouloir se mettre à la portée des plus petites intelligences, on descend à d'insignifiantes puérilités; on fait consister la moralité dans la fadeur, et le besoin d'édifier tourne à la prédication. De nombreuses collections de

1. Voy. t. VI de l'Année littéraire, p. 106-108.

livres pour l'enfance doivent à ces inconvénients de ne pas compter en littérature, quelque succès qu'ils aient dans les pensionnats ou dans le monde, comme livres d'étrennes ou de distributions de prix.

Parmi les rares volumes qui échappent à cette fatalité, nous citerons, cette année, les Récits d'une paysanne, par Mme Juliette Lamber1. Ils offrent un mélange de simplicité vraie et de naïveté. Les héros sont des paysans qui n'ont rien de grossier, tout en restant naturels; ils expriment des sentiments humains dans la langue de tout le monde. Avec des caractères réels, des aventures ordinaires, des dénoûments faciles à prévoir, et sans recourir à des ressorts disproportionnés aux effets voulus, Mme Juliette Lamber sait plaire et intéresser. Grégoire, le Journalier Fagoton charmeront les enfants; Germain, la Fille du maçon, Jean et Sidonie intéresseront même les hommes.

Le désir d'exercer une action morale et religieuse nuit, en se montrant trop, aux livres les mieux intentionnés. J'en trouverai la preuve dans la Philosophie du cœur, ou la Semaine anecdotique de M. J. Poisle Desgranges. Ce double titre désigne une suite d'histoires très-honnêtes, sous une forme médiocre, quoique recherchée, avec des exagérations de sensibilité et de vertu qui manquent le but en le dépassant. Mais peut-être avons-nous tort de soumettre à une appréciation littéraire des livres où la question d'art est sacrifiée par l'auteur lui-même aux convenances de l'instruction morale et religieuse.

Nous ferions les mêmes remarques sur un petit roman pieux, recommandé comme l'un des meilleurs livres de lecture destinés à l'enfance chrétienne, le Père Fargeau, ou

1. Collection Hetzel, in-18, 330 p.

2. Hachette et Cie, in-18, 275 p.

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