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miers ouvrages sont annoncés comme traduits du russe avec la collaboration de l'auteur. Pour le dernier, rien n'indique qu'il soit une traduction, et quoique le style révèle une plume française très-exercée, nous croyons, jusqu'à preuve du contraire, qu'il a été écrit dans notre langue, par M. Ivan Tourgueneff lui-même.

En rapprochant Dimitri Rouline des Scènes de la vie russe, on voit que l'auteur s'attache moins à peindre les traits extérieurs de la civilisation de son pays que ses caractères intimes et moraux. On ne trouvera pas ici autant de couleur locale qu'on en pouvait attendre d'un auteur indigène; on y rencontrera peu de descriptions du pays; point de digressions sur les mœurs, les traditions, les légendes des habitants de la campagne ou des villes; peu de détails sur les habitudes de la vie. M. Ivan Tourgueneff est un peintre de mœurs dans le sens intime du mot. Ce qu'il cherche dans le paysan, dans le bourgeois ou dans le noble russe, c'est l'homme, qui est à peu près le même dans toutes les classes et dans tous les pays. Dans ses drames, il y a plus de sentiment que d'action; dans ses portraits de personnages, plus de détails de caractère que de détails physiques. Ses héros ne sont Russes qu'accidentellement; essentiellement, ils sont hommes. Il faut convenir qu'il en est un peu de même dans les œuvres des romanciers moralistes de tous les pays. Chez les meilleurs auteurs du genre, l'élément français, l'élément anglais, l'élément allemand se mêlent, sans la masquer, à la vie humaine qui reste le fond commun de leurs études et le sujet inépuisable de leurs peintures.

L'auteur de Dimitri Roudine est de cette école, particulièrement dans son dernier ouvrage, qu'il serait trèsdifficile d'analyser. Le héros appartient à la haute société, qui est à peu près partout la même; il court le monde, agit peu, mais parle beaucoup; il aspire à des buts élevés et se lasse de les poursuivre; il commence de grandes

entreprises et les abandonne tristement. Tourmenté du besoin de changement et dévoré d'ambition, il rêve l'idéal et échoue misérablement dans la réalité. Intelligence élevée, caractère faible, il souffre de sa nature et lui obéit passivement. Tout ce qui est grand l'attire, et le moindre obstacle le décourage. Mělé à des intrigues secondaires, le seul intérêt que sa vie présente est le développement de son caractère, étrange composé de faiblesses réelles et de tendances vers la vertu. Enfin, après avoir traîné péniblement sa vie sans inspirer ni l'admiration ni la pitié dont il semble également digne, il vient chercher à Paris une mort volontaire sur nos barricades de 1848, dégoûté de la vie, de ses espérances et de la conscience même de son génie. Telle est la peinture d'une figure qui n'est pas spécialement russe, mais qui appartient à ces temps et à ces sociétés de civilisation excessive et raffinée où l'imagination fougueuse et maladive demande à la vie et au présent plus qu'ils ne peuvent tenir, et fait expier une présomptueuse ambition par des déceptions cruelles.

Le Journal d'un homme de trop, contenu dans le même volume, nous peint une autre tristesse, celle d'un homme qui va mourir de phthisie, qui sent son état et consacre les heures qui lui restent à rappeler son passé sans jouissances au milieu du présent qui lui échappe. « Je vais mal, dit-il dans ses dernières feuilles; j'écris ces lignes dans mon lit. Hier soir, le temps a subitement changé; aujourd'hui il fait chaud, c'est presque une journée d'été. Tout fond, coule et se dissout. Une senteur de terre remuée se répand dans l'air; c'est un parfum chaud, lourd et accablant.... Je vais mal; je sens que je me décompose. » Le Journal d'un homme de trop peut s'appeler, dans notre langue le Dernier jour d'un condamné d'un poitrinaire.

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De telles études ne paraîtront peut-être pas très-nouvelles dans nos littératures occidentales, dont les romanciers on

tant de fois fouillé les faiblesses et les misères du cœur humain et peint et repeint toutes les nuances de caractère. Elles n'en gardent pas moins leur mérite d'observation patiente et d'analyse délicate. L'intérêt qu'elles nous offrent n'est pas celui qui saisit, passionne, transporte; plus calme, mais plus profond, il pénètre peu à peu le lecteur et l'attire par une sorte de contemplation de lui-même. Dans les Scènes de la vie russe, l'élément indigène tenait plus de place, parce que les personnages appartiennent en général à la petite bourgeoisie ou au peuple, c'est-à-dire à ces classes de la société où la physionomie nationale garde le plus longtemps les traits qui lui sont propres. Mais jusque dans ses cadres plus favorables à l'emploi de la couleur locale, M. I. Tourguenef se montrait déjà plus porté à peindre les sentiments qu'à raconter l'action; il y était déjà plutôt peintre de mœurs que paysagiste ou peintre de coutumes nationales.

Pour nous faire connaître le roman anglais qui nous est d'ailleurs plus familier que le roman russe, M. E. D. Forgues continue de combiner dans un libre système d'interprétation les procédés du traducteur et de l'imitateur. Un de ses derniers volumes, Elsie Venner1, est tiré d'une œuvre curieuse d'Olivier Wendell Holmes. C'est par le sujet un récit du genre excentrique. L'auteur y inet en œuvre des faits peu vraisemblables, malgré le ton de sincérité qu'il sait prendre. Ces faits appartiennent à une sorte de pathologie mystique, et la science les constate peut-être, mais ne les explique pas. Il s'agit de rapports inouïs de l'influence exercée par les animaux sur l'homme. Ils sont observés par un jeune médecin bien préparé par ses travaux à de semblables études, car il a fait une thèse sur les Nébuleuses de la Biologie. Le hasard lui fait rencontrer

1. Collection Hetzel, in-18, 320 p.

dans un pensionnat américain une jeune fille qui est envahie par la nature des ophidiens, parce que sa mère a été mordue pendant sa grossesse par un serpent à sonnettes. Une lutte étrange s'établit en elle entre la femme et le serpent: celui-ci prend quelquefois le dessus et jette la victime dans des états étranges; à la fin la femme triomphe; elle va rentrer en possession d'elle-même. C'est un effet de l'amour qu'Elsie Venner éprouve pour son jeune observateur; mais elle meurt bientôt, parce qu'elle sent qu'elle n'en est pas aimée.

Dans un second récit, la Sorcière à l'ambre, M. Forgues nous offre des scènes du merveilleux germanique au dixseptième siècle, comme pendant d'une étude de tératologie -américaine au dix-neuvième. Il ne nous dit point le nom de l'auteur de cette seconde histoire, dont le manuscrit, à ce qu'il paraît, présentait des lacunes. Le caractère-étranger, ou si l'on veut étrange, de ces sortes de romans, leur donne, aux yeux du lecteur français, un air remarquable d'originalité. Elsie Venner en particulier se recommande par le talent de la mise en scène et l'intérêt dramatique. Ces transformations libres du roman anglais ou américain nous révèlent d'une manière plus agréable que des traductions plus fidèles la physionomie des deux littératures étrangères ainsi que des mœurs, des sentiments et des idées dont le roman est l'interprète.

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Pêle-mêle. Réparation insuffisante des omissions involontaires du présent chapitre.

Je viens de donner au roman plus de place que je ne me proposais de le faire dans ce cinquième volume de l'Année littéraire. J'ai laissé involontairement envahir mon livre

par un genre de littérature qui aujourd'hui envahit tout. Et pourtant, dans la revue qui précède, que de lacunes! Que d'auteurs pourront me reprocher d'avoir passé sous silence leurs ouvrages, malgré l'importance qu'ils leur prêtent naturellement ! Non-seulement des livres, mais des genres entiers manqueront à nos analyses et à nos appréciations. Mon excuse est dans la force des choses. Les romans forment le flot principal dans cette inondation de livres que je ne puis recueillir tout entière dans une coquille de noix. Pour réparer quelques-unes de mes omissions, je vais feuilleter à la hâte un certain nombre de romans de plus et en signaler au moins les titres à la curiosité de mes lecteurs.

Voici, pour commencer par un de ceux qui devraient. nous arrêter le plus longtemps, voici une œuvre considérable qui, publiée dans les derniers jours de l'année, a été aussitôt étudiée par toute la critique et méritait de l'être, à cause du temps et du soin qu'elle a coûtés, ainsi que du grand renom d'un précédent ouvrage : c'est le nouveau roman de M. G. Flaubert, Salammbó1. Nous pourrons revenir plus tard sur ce livre sérieux de l'auteur de Madame Bovary, avec le détail qu'il mérite: nous nous bornerons à en dire aujourd'hui le sujet. Salammbó est à la fois une étude d'histoire et un roman. C'est la mise en lumière d'un temps et d'une civilisation à peu près inconnus jusqu'ici; c'est le tableau de la vie et des mœurs carthaginoises et le récit de l'effroyable guerre des Mercenaires qui suivit la première guerre punique. On en devinait toute l'horreur d'après quelques pages de Polybe reproduites par tous les historiens. M. Flaubert a entrepris de mettre en action cette lutte inexpiable » ; il a ressuscité pour cela les institutions publiques et domestiques de la patrie d'Annibal; il a réuni ce qui pouvait rester de sou

1. Michel Lévy frères, in-8, 476 p.

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