Images de page
PDF
ePub

THEATRE.

1

Le théâtre en 1862. Réveil et mouvement.

Le théâtre est sorti, cette année, du marasme où nous l'avions vu tomber dans ces derniers temps. La manie des exhumations dramatiques qui absorbait, l'an passé, toute l'activité de nos scènes principales, est rentrée dans de justes limites. D'importantes reprises annoncent encore le culte du passé qui doit toujours avoir sa place dans les plaisirs offerts aux esprits éclairés de notre époque; mais des nouveautés considérables viennent prouver, par l'accueil qu'elles reçoivent, que la littérature dramatique actuelle, en pratiquant le devoir de l'admiration pour les illustres morts, n'entend pas abdiquer le droit de vivre.

J'applaudis à ce réveil. Sans doute, cette recrudescence d'efforts de la part des auteurs ou d'attention de la part du public ne fait pas toujours éclore des pièces puissantes ou irréprochables, mais ce qui est déjà un grand point, elle nous vaut des œuvres vivantes, et elle ranime la critique, menacée de s'endormir au milieu de l'indifférence pour les choses de l'esprit. Enfin le théâtre est en train de secouer ce sommeil. Quelques-unes de ses représentations sont devenues des événements; plusieurs fois, il est vrai, ses succès ou ses échecs ont eu un retentissement auquel l'intérêt politique avait encore plus de

part que l'intérêt littéraire; l'art, la pensée et la forme n'en doivent pas moins gagner à ce mouvement. Quelles que soient les passions qui s'agitent autour des œuvres pour les faire tomber ou réussir, elles ne frappent pas d'une condamnation sans appel les ouvrages d'un vrai mérite, elles ne peuvent assurer un succès durable à des prétentions dépourvues de talent.

Théâtre-Français: la Loi du cœur, la Papillone, Corneille à la butte Saint-Roch, Dolorès, le Fils de Giboyer. Reprises: l'Honneur et l'Argent, Psyché, etc.

Au Théâtre-Français, il a régné toute l'année, une activité surtout remarquable par la variété de sa direction. Les nouveautés, sans pulluler, se sont produites dans les genres les plus opposés. Le vers, dont l'apparition était si rare depuis quelque années, s'est vu accueillir avec honneur, et la prose, se risquant dans deux pièces diversement scabreuses, y a compté un échec incontesté et un succès incontestable. Les reprises attestent à leur tour, de la part de la direction de la Comédie-Française le désir de varier les plaisirs du public et de ranimer parmi nous le culte des meilleures traditions littéraires.

La première pièce nouvelle qui nous est offerte, est signée d'un nom qui rappelle un des plus grands succès des dernières années sur la scène française: c'est la Loi du cœur, comédie en 3 actes et en prose (6 mars 1862) 1, par M. Léon Laya, l'heureux auteur du Duc Job. Après avoir trouvé dans cette dernière pièce une veine si favorable, il

1. Acteurs principaux : Morin, Geffroy; Richard, Regnier; le comte d'Orémond, Bressant; Horace, Worms; de Rouville, Barré; Joseph Coquelin. Mme Richaud, Mmes Nathalie; Julie, Emma Fleury; Victoire, Delisle.

faut savoir gré à M. Léon Laya de n'avoir pas cherché à l'épuiser. Laissant de côté l'exploitation facile de la sensiblerie larmoyante qui lui avait conquis les femmes et de ces petits effets de scène qui jettent les bourgeois dans l'ébahissement, il a essayé de ces fortes leçons morales que le drame peut se permettre, mais qu'il ne fait passer qu'à la faveur des profondes émotions. Si l'émotion faiblit, la leçon est compromise, la comédie menace de tourner à la dissertation ou au sermon, et c'en est fait de l'intérêt dramatique. C'est ainsi que l'audace de M. Léon Laya n'a pas complétement réussi. Son but était moral et élevé; mais il n'y entraînait pas assez vivement le spectateur; le mouvement de la passion ne répondait pas à la sagesse et à l'opportunité de l'enseignement.

L'idée dominante de la Loi du cœur est une protestation contre l'affaiblissement du respect au sein de la famille moderne pour la dignité paternelle. La loi romaine s'est évanouie, et avec ses rigueurs excessives ont disparu les principes mêmes dont elle était l'exagération; aujourd'hui, le fils dans une condition aisée ou dans l'opulence doit à son père, de par la loi, des aliments. L'opinion publique ne lui demande pas davantage. Quand une famille a recueilli un vieux parent, qu'elle l'héberge, l'habille, le nourrit, tout en l'humiliant de ses bienfaits et en lui faisant sentir à chaque instant sa dépendance ou son importunité, notre morale, qui n'est pas plus exigeante que la loi, se déclare satisfaite. Si le vieillard conserve le sentiment de sa dignité, il souffrira plus de cette hospitalité dédaigneuse que des privations de l'abandon; se sentir à charge aux siens est pire que travailler ou que mendier pour vivre.

Tel est le sort que le fils d'un brave officier ruiné par l'incendie d'une propriété qui représentait toute sa fortune, ne veut pas faire à ses parents. Mais marié, depuis un an au plus avec la fille d'un riche capitaliste, il trouve dans son beau-père une opposition énergique à ses projets de

désintéressement filial. Au nom de la loi et au nom de l'avenir des petits-enfants, on conteste au jeune homme le droit de faire pour ses parents des sacrifices que le père d'ailleurs s'obstine à refuser. La lutte entre le gendre et le beau-père est des plus vives; à la fin l'exemple d'un ami d'enfance du capitaliste qui a cruellement à souffrir d'avoir été recueilli comme un mendiant par son fils, est plus fort que tous les arguments, et la loi du cœur triomphe des résistences de l'égoïsme abrité sous la loi civile. Mais par bonheur, le père du digne jeune homme n'aura pas besoin que son fils se dépouille pour lui; il trouve dans un avancement mérité une compensation à la perte de sa fortune. Les fortes scènes ne manquaient pas à la Loi du cœur, mais il y avait un trop grand luxe de notions administratives et de science juridique. On y trouvait toute la théorie des compagnies d'assurance et tout le système de notre législation sur les obligations de la famille. Le drame veut moins de discussions et, lorsque l'action est si simple, une émotion plus soutenue. Répétons-le: au théâtre l'idée morale qui se montre trop, compromet la comédie et se compromet elle-même.

1

L'excès de moralité n'est pas le défaut de la pièce qui devait suivre. La Papillone, comédie en 3 actes et en prose de M. Victorien Sardou (11 avril) semblait faite pour contrarier par le choix du sujet et par les détails les habitudes de goût un peu sévère qui se sont introduites à notre époque dans la maison de Molière. Le succès si éclatant de Nos intimes au théâtre du Vaudeville ouvrait à M. Victorien Sardou toutes les scènes; la Comédie-Française ne crut pouvoir se dispenser de lui demander une pièce. M. Victorien Sardou, qui compose vite et qui même, à ce

1. Acteurs principaux: Riverol, Leroux; Champignac, Got; Fridolin, Eug. Provost. Camille, Mmes Aug. Brohan; Constance, Figeac.

que l'on dit, possède en portefeuille un certain nombre de pièces écrites à une époque où il était trop peu connu pour en trouver le placement, a répondu à l'invitation honorable qui lui était faite, avec une malheureuse promptitude, et il a porté pour son début sur notre première scène une de ces comédies bouffonnes que la verve et l'entrain, à défaut de distinction, recommandent aux habitués du Palais-Royal. Le public ordinaire du Théâtre-Français s'est un peu fâché; on a murmuré, on a sifflé; et après quelques représentations sauvées par un certain nombre de prudentes coupures, la pièce fourvoyée a disparu de l'affiche.

Le sujet de la Papillone est l'inconstance des maris. La papillone est cet amour du changement auquel les adeptes du Fouriérisme donnaient une si grande place dans leurs projets de réorganisation sociale. Dans leur monde idéal c'est une faculté de progrès; dans notre monde réel c'est une maladie qui fait faire aux hommes bien des folies et qui peut causer aux femmes bien des ennuis. C'est comme maladie que M. Sardou a mis « la papillone » en scène. L'homme qui en est piqué néglige sa femme jeune, jolie et digne de tous ses soins, pour courir après une inconnue qui se moque de lui. Mais le hasard qui fait tant de choses propos au théâtre, veut que le mari, en courant ses aventures, vienne tomber dans la maison de campagne où sa femme pleure son abandon.

à

C'est une amie de sa femme qu'il poursuit et, par une substitution complaisante, c'est à sa femme qu'il fera la cour sans s'en douter. On l'introduit, les yeux bandés, dans l'appartement de sa femme, on le fait passer à tâtons dans les couloirs, on lui fait jouer, au milieu de cassecous imaginaires, un très-amusant colin-maillard. On le conduit et on l'éconduit; on le joue, on le berne. On remplace la femme et la maîtresse l'une par l'autre, et on le rend tour à tour furieux d'amour ou de jalousie. Enfin la

« PrécédentContinuer »