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grand seigneur frivole et le condottiere littéraire du fripon enrichi travaillent pour leur compte, ils feront, chacun avec ses armes, une guerre à mort à la société qui ne leur donne pas une part digne de leurs droits ou de leur ambition.

Le Fils de Giboyer est avant tout une satire politique; c'est au milieu de notre littérature contenue par la loi dans une réserve timide, la résurrection de la comédie aristophanesque. Dirigée à la fois contre le parti légitimiste et clérical et contre cette partie ambitieuse ou effrayée de la bourgeoisie qui se range du côté du droit divin, elle a été annoncée jusqu'aux derniers moments sous un autre titre : les Hypocrites, et l'auteur nous dit, dans sa préface que son premier nom, son vrai nom devait être les Cléricaux. Contre les ennemis tant de fois vaincus et toujours renaissants de la révolution et des principes de 1789, M. Emile Augier prend avec éclat la défense de la démocratie moderne, sans épargner à ses défaillances et à ses incertitudes les reproches et les épigrammes. Il fait jaillir dans toutes les scènes un feu nourri de traits satiriques et de sarcasmes contre tout le parti du droit divin, ses chefs, ses alliés et ses dupes. Il est impossible d'avoir plus d'esprit et de l'avoir plus méchant. Le style petille, étincelle, de mots charmants mais terribles; la plaisanterie n'effleure pas, elle déchire; ses traits sont envenimés. M. Emile Augier ne va pas, comme les auteurs de l'ancienne comédie grecque, jusqu'à donner aux acteurs le nom et le masque de ceux qu'il veut offrir à la risée publique, mais il en représente quelques-uns, soit par les actions soit par le langage, avec une telle ressemblance que certains noms propres venaient forcément sur les lèvres du spectateur et circulaient dans toute la salle.

Esquissons rapidement les personnages dont les caractères et le langage ont plus d'importance, dans une semblable pièce, que les événements de l'intrigue à laquelle ils pren

nent part. Deux des principaux nous sont d'avance connus: le plébéien Giboyer, le journaliste à tout faire des Effrontés, et l'aristocratique marquis d'Auberive, cet insolent spectateur des petites et grandes misères de la démocratie triomphante, pour lequel les travers du vainqueur sont la consolation du vaincu. Vingt ans ont passé sur leurs têtes, dans l'intervalle d'un drame à l'autre. Leurs cheveux ont blanchi; leurs idées se sont modifiées sans changer de direction, et après avoir marché tous deux,chacun dans sa ligne, ils se rencontrent, comme les extrêmes se touchent.

Giboyer, dont l'abjection avait été un instant dorée par la prospérité de son maître Vernouillet, est retombé, après la chute de celui-ci, d'abîmes en abîmes. Il a exercé, pour vivre, dans les bas-fonds de la société, une foule de ces professions inconnues de ceux qui ne voient que la surface. Après avoir écrit des pamphlets qui lui ont fait beaucoup d'ennemis, il a été réduit à tenir un bureau de nourrices; pour le moment il cumule à Lyon deux emplois : il est, le jour, ordonnateur des pompes funèbres, et le soir, contrôleur à la porte d'un théâtre. Il est appelé en Amérique par des capitalistes pour prendre la direction. d'un nouveau journal, dont la couleur politique lui importe peu, lorsque le marquis d'Auberive le retient à Paris pour remplacer le saint homme de journaliste que la cause monarchique et religieuse vient de perdre. Le démocrate, le socialiste jusques aux moelles» accepte la rédaction en chef d'une feuille cléricale et devient le chevalier batailleur du droit divin. Il va, suivant l'exemple de son prédécesseur Déodat, « rouler le libre penseur, tomber le philosophe, jouer de la canne et du bâton devant l'arche..., chanter le Dies iræ sur le mirliton. »

Cette désertion des idées qui lui restent chères, cette prostitution de son talent, ont aujourd'hui pour Giboyer une circonstance atténuante qui lui manquait autrefois. Ses anciennes bassesses n'avaient que cette banale excuse:

« Il faut bien que je vive,» à laquelle le grand seigneur aurait pu répondre : « Je n'en vois pas la nécessité. » Il avait bien aussi son vieux père à nourrir, mais c'était moins sous le poids de ce devoir sacré qu'il avait succombé que sous celui de ses fausses idées ou de ses vices. Son nouvel abaissement a pour principale cause un dévouement plus lourd au milieu de sa vie vagabonde, il a eu d'une maîtresse de passage un fils qu'il a recueilli après la mort de la mère. Il ne l'a pas légalement reconnu, pour ne pas lui infliger un nom souillé; mais il lui a fait donner l'éducation la plus brillante et la plus complète. Il a voulu, lui le martyr de l'instruction qui déclasse, que cet enfant réunît, dans la supériorité de l'instruction, une belle intelligence au cœur le plus pur. Il a « léché la boue sur le chemin de son enfant.» Résigné à sa fange natale, il lui a plu « d'être un fumier et de nourrir un lis. » C'est pour accomplir cette tâche qu'il accepte tous les métiers et reçoit de l'or, même d'une main ennemie, pour servir contre sa propre cause. Dieu nous garde de justifier, sous sa nouvelle forme, le caractère de Giboyer; nous le résumons. Ce mélange d'abjection et d'orgueil, ces délicatesses de sentiment dans une conscience qui ne se croit plus le droit de faire la prude, forment une des combinaisons psychologiques sinon les plus édifiantes, du moins les plus originales.

A un étage plus élevé de la société, le marquis d'Auberive offre une physionomie qui n'est ni moins curieuse ni plus morale. Mêlé activement aux intrigues politiques d'un parti qu'il se bornait autrefois à servir platoniquement par ses ironies contre la bourgeoisie victorieuse, il n'honore pas assez l'humanité pour ne chercher le succès que par des voies honorables. A ses yeux, la fin justifie les moyens, et il met naïvement la corruption au service des choses saintes. C'est lui qui va prendre Giboyer dans son infamie pour lui confier la direction de son noble et pieux journal;

il tournera les griffes et les dents de ce sacripant littéraire contre ses ennemis, sans s'occuper de quel sang ou de quelle boue elles sont encore teintes. Sans scrupule en politique, il n'est guère plus rigide sous le rapport de la religion et de la morale. La religion est à ses yeux l'accessoire naturel de l'aristocratie. C'est un drapeau, c'est un instrument de règne. Avec la foi au droit divin et des prétentions féodales, il il appartient, par un tour d'esprit moqueur, au dix-huitième siècle. Indifférent aux dogmes et aux préceptes de l'Eglise, il ne veut recourir au prêtre que pour mourir, le plus tard possible; il pratique peu et n'a pas l'air de croire davantage. Sa vie privée a été des plus légères, et il porte gaiement le souvenir de ses fredaines: tuteur d'une jeune fille dont il comble le père légal d'amitiés, il se vante à tous propos d'en être le véritable père. Cynique et frivole, en sa double qualité de vieillard et de grand seigneur, c'est dans sa bouche que M. Emile Augier met ces crudités de langage et ces équivoques peu décentes dont il a toujours cru nécessaire d'émailler une comédie.

Le parti légitimiste dont le marquis d'Auberive est le bras, a pour centre d'intrigue le salon de la baronne Pfeifer, autre personnification des hypocrisies du grand monde. C'est une sainte et grande dame, jeune encore et veuve d'un vieillard, et qui laisse voir discrètement la prétention d'unir à l'austérité d'une dévote la pureté intacte d'une jeune fille. D'une naissance assez obscure que ne paraît pas couvrir suffisamment le titre de noblesse allemande de son premier mari, elle ambitionne un second mariage et un nouveau nom qui puisse ajouter plus de respect à son autorité dans le noble faubourg Saint-Germain. En attendant elle est tout entière à la politique et aux œuvres de charité ou de piété mondaine; elle a son ecclésiastique dans sa voiture; elle est patronnesse de l'œuvre des Petits Chinois, de l'œuvre des Tabernacles; elle est de toutes les dévotions à la mode. Mêlant sans cesse l'intérêt des choses

saintes à ses propres intérêts, elle a le langage à la fois confit et tortueux d'un machiavélisme ascétique; elle préche et elle intrigue; elle édifie et elle séduit; c'est une diaconesse et une sirène. Ambitieuse et avide de commandement, elle ne séduit que pour asservir; la politique et la religion ne sont pour elle que des moyens d'influence, et dans un nouveau mari elle entend ne trouver qu'un prête-nom.

Un petit gentilhomme de province que le marquis, son cousin, a appelé pour en faire par adoption l'héritier de son nom et de sa fortune, en le mariant à sa pupille, semble tout à fait propre à servir les desseins de la baronne. Il a un beau titre et un grand nom; il a été élevé saintement et d'une façon abrutissante par un révérend père de SainteAgathe, l'une des lumières de la bonne cause, et dont il répète benoitement le nom à tous propos. Le marquis ne peut reconnaître dans ce sacristain en habit noir, dans ce donneur d'eau bénité en gants blancs, le fils d'une vaillante race ce rejeton des géants n'est propre qu'à porter le goupillon. Ce noble abâtardi a tous les dehors de l'imbécillité, presque de l'idiotisme, mais il est plus défiant qu'il n'en a l'air. En s'associant aux desseins de son parent le marquis d'Auberive, il n'oublie pas ses propres intérêts; au milieu de son langage dévot, il ne se montre pas insensible aux séductions de la chair. C'est un composé assez étrange de Tartufe, de Thomas Diafoirus et d'Eliacin.

A côté de l'aristocratie et de ses prétentions d'un autre 4ge. figure la bourgeoisie avec des aspirations ridicules. M. Maréchal, industriel enrichi, libéral de 1830, et ancien abonné du Constitutionnel, est devenu l'associé du parti monarchique et religieux. Traité en ami trop intime par le marquis d'Auberive, qui avait poussé l'intimité plus loin encore avec sa femme, il est fier d'être introduit par lui dans le noble faubourg. La coterie légitimiste aux ordres du marquis et de la baronne a fait de M. Maréchal un député bien pensant; elle va même en faire un orateur, en le

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