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chargeant de lire ou de réciter à la Chambre le discoursprogramme du parti. Il faut voir la joie naïve de ce bourgeois du droit divin traité de Cathelineau de l'éloquence, de Vendéen de la tribune. Il faut entendre ce voltairien de la veille débiter pompeusement dans sa bibliothèque, en manière de répétition, des phrases de sermon politique comme celle-ci : « Oui, messieurs, la seule base solide de la société politique, comme de l'ordre moral, c'est la Foi.... Ce qu'il faut enseigner aux enfants, ce ne sont pas les droits de l'homme, ce sont les droits de Dieu. » Il dépasse M. Prudhomme lorsqu'il dit pour son propre compte: « Le chemin des Révolutions est jonché du débris des convenances. » Bonhomme au fond, borné mais sincère dans ses convictions du moment, il se prend lui-même à ses phrases; il trouve irréfutables les arguments dont il est l'écho, et son éloquence d'emprunt irrésistible. Froissé violemment par ses nobles amis qui, au dernier moment, lui enlèvent le discours, il abandonne sans hésiter leur parti, revient à la démocratie, et, trouvant sous sa main un second discours tout fait contre le droit divin, il va combattre à la Chambre les idées légitimistes, avec autant de conviction qu'il en aurait mise à les défendre.

Il faut aussi remarquer, dans cette riche collection de portraits, le fils de Giboyer, le jeune Maximilien, doué de toutes les perfections d'une heureuse nature et d'une éducation exquise, âme élevée, cœur pur, esprit droit, digne enfant de son siècle, dont il accepte sans réserve l'héritage intellectuel et moral, dévoué à la démocratie, au-dessus de laquelle il met pourtant la vérité et la justice.

Signalons encore, dans la maison de M. Maréchal, où Maximilien est entré comme secrétaire, la seconde femme du bourgeois légitimiste. C'est elle qui, se croyant d'une noble naissance, lui a mis en tête toutes ces billevesées aristocratiques. Pendant que M. Maréchal court les comités politiques, elle joue le rôle d'une dame Putiphar platoni

que auprès des jeunes secrétaires de son mari; mais, au lieu de les retenir par le manteau, elle les exile dans de bons emplois. N'oublions pas enfin la pupille du marquis, née de la première Mme Maréchal, à l'époque des relations que le marquis aime tant à rappeler : c'est une jeune fille élevée sans mère, attristée et mûrie par les conséquences trop fréquentes des seconds mariages, et portant plus de virilité que de grâce dans la vertu.

Les personnages de la pièce une fois présentés, on connaît la pièce elle-même; l'analyse en est inutile. La question est de savoir si le mariage projeté par le marquis entre son petit cousin, le comte d'Outreville, et Mlle Fernande Maréchal, se réalisera. L'ambition de la baronne, que le blason du jeune homme, au champ d'azur et aux trois besants d'or, fait rêver, se jettera à la traverse. D'autre part, une passion pure rapprochera l'un de l'autre la jeune fille et Maximilien, qui s'étaient d'abord rencontrés sans se comprendre. La perspective de l'héritage du marquis pour le comte d'Outreville, l'ambition de la gloire oratoire pour le bourgeois légitimiste, les services rendus par Giboyer à une cause qui n'est pas la sienne, la droiture généreuse des sentiments de Maximilien, la simplicité honnête de Fernande, favoriseront ou contrarieront tour à tour les projets du marquis. A la fin le véritable amour triomphera. M. Maréchal, redevenu bourgeois démocrate, accordera sa fille à son secrétaire, malgré l'illegitimité de sa naissance et l'affreuse réputation de son père. La baronne aura le champ libre pour devenir comtesse, et le marquis, dont Maximilien refuse d'être le fils adoptif, se promet pour consolation d'adopter son petit-fils.

Le mérite littéraire d'une œuvre comme le Fils de Giboyer s'efface devant sa portée politique. Toutes les discussions qu'elle a soulevées, et elles sont vives, nombreuses, interminables, se rapportent au fond, aux idées, non à la forme ou au talent de l'auteur. On songe à peine à

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louer l'esprit ou à le contester; on ne loue, on ne blâme que l'usage qui en est fait. On néglige de s'occuper du relief vigoureux des peintures, des effets dramatiques de certaines scènes; on est tout à d'autres questions. Les attaques dont la pièce est pleine sont-elles justes? sont-elles opportunes? Voilà presque le seul thème de la critique périodique dans les journaux et des conversations littéraires dans les salons. On s'accorde généralement à regretter que le parti si vigoureusement bafoué par M. Emile Augier ne puisse pas se défendre, du moins par les mêmes armes, et les amis platoniques de la liberté, ceux qui en réclament le plus vivement le régime pour le théâtre, ont blâmé l'auteur d'user d'une liberté privilégiée. M. Emile Augier a fait à ces accusations, dans sa préface, une réponse qui prouve elle-même que toutes ces questions, si étrangères à la littérature, sont celles qui préoccupent le plus l'auteur, le critique et le public. Pour se justifier de frapper sur des vaincus, sur des hommes sans défense, il lui aurait suffi de rappeler comment le prétendu parti impuissant qu'il attaque s'est vengé triomphalement, dix mois plus tôt, sur le drame inoffensif de Gaëtana, de l'auteur de la Question romaine1; mais c'eût été, de la part de M. Augier, un souvenir dangereux à réveiller, une sorte de défi. Nous dirons dans un instant toute cette bruyante histoire.

Notre tâche est de dégager dans les œuvres littéraires les questions d'art et de morale des questions politiques. Quelle que soit la force ou la faiblesse de ce qu'on appelle les anciens partis, le Fils de Giboyer serait une satire in

1. Ce reproche de frapper sur des vaincus, des gens sans défense, a l'air d'un mot d'ordre; tant il est fait avec unanimité. C'est le fond d'une très-insolente satire insérée, par M. de Laprade, dans le Correspondant de décembre. M. Em. Augier y a répondu par une lettre rendue publique, non moins blessante pour son confrère qu'une satire. Fâcheux échange de personnalités entre deux poëtes, deux membres de l'Académie française. (Voir les divers journaux, notamment les Débats du 2 janvier 1863).

juste et sans portée morale, si elle ne s'attaquait qu'aux ennemis naturels de la Révolution de 1789, à ceux qu'elle a frappés dans leurs dogmes héréditaires, qu'elle a vaincus autant de fois qu'ils ont pu se relever, qu'elle a dépossédés pour jamais de leurs priviléges. On comprend que de tels hommes, tant qu'ils ont foi dans leurs principes, les défendent avec constance, qu'ils n'abdiquent pas dans la défaite, et que, devant les arrêts souverains du présent contre le passé, ils en appellent à l'avenir et espèrent, contre toute espérance, la restauration de leurs antiques droits. Ils sont alors dans leur rôle, et, aux yeux mêmes de leurs adversaires, leur fidélité à leur drapeau les honore. Peut-être M. Emile Augier aurait-il dû jeter au milieu de ses hypocrites de la légitimité et du droit divin un type plus sympathique de cette persévérance chevaleresque. C'est ainsi que Molière ne manquait pas de placer à côté des Célimènes, des Tartufes, des Orgons, d'aimables représentants de la vraie dévotion, de la modération, de la sagesse.

Mais il y a dans le Fils de Giboyer d'autres attaques qui lui donnent une conclusion juste et vraie. Ce sont celles que M. Emile Augier dirige contre cette partie ingrate et inintelligente de la bourgeoisie qui, née de la Révolution, tourne contre sa mère toutes les forces qu'elle tient d'elle. Emancipée par le triomphe de l'égalité, elle brûle d'entrer à son tour dans le cercle étroit de l'aristocratie; elle se dévoue, corps et âme à ses anciens maîtres, et se croit suffisamment payée par un noble sourire de ses efforts pour leur rendre une toute-puissance dont le premier usage sera de la renvoyer au comptoir ou au moulin. Le type de M. Maréchal est une variante du Bourgeois-Gentilhomme, accommodée aux mœurs modernes. Il est toujours à propos de flageller les travers amusants et déplorables de cette classe d'hommes qui n'ont tiré de leur élévation que des idées étroites et des sentiments égoïstes, et qui, plus funestes au progrès social que ses ennemis déclarés, le feraient détester pour

les avoir produits. Si le ridicule pouvait guérir quelquesuns des nombreux originaux dont M. Maréchal est la copie, la comédie de M. Emile Augier aurait toute la moralité, toute l'utilité que l'on peut demander à la satire.

Comme œuvre dramatique, elle vaut surtout par les portraits. Nous venons d'en reproduire aussi fidèlement que possible les diverses physionomies. Ressemblants ou non, ils sont tous très-vivants et laissent dans l'esprit une image nette et précise. Ce n'est pas là un mince mérite. Si des figures si habilement dessinées ne doivent pas durer aussi longtemps que les grandes créations de notre ancien théâtre, ce ne sera pas la faute du peintre, mais de ses modèles. Les types de M. Emile Augier personnifient des travers ou des vices humains sous des formes trop éphémères, c'està-dire qui tiennent trop peu au passé pour vivre longtemps dans l'avenir. Molière et Beaumarchais lui-même ont eu la bonne fortune de se prendre à des hommes et à des choses qui résumaient des siècles entiers et qui devaient laisser dans l'histoire une profonde trace. L'auteur des Effrontés et du Fils de Giboyer prend ses modèles dans une société mouvante, née d'hier, qui se transforme d'heure en heure, et où les intérêts des partis et les passions des hommes, dans un changement perpétuel de relations, font et défont des alliances et des coalitions inattendues. Un vieux noble sceptique, un jeune gentilhomme dévot, un bourgeois clérical, peuvent être aussi vrais aujourd'hui qu'ils étaient faux hier et qu'ils seront incompréhensibles demain. Voilà, si l'on considère de haut ou de loin les œuvres du jour, ce qui en constitue fatalement l'infériorité.

Si l'on voulait entrer dans le détail du Fils de Giboyer, comme nous l'avons fait depuis quatre ans pour un certain nombres de pièces de M. Émile Augier, on retrouverait à des degrés différents, les mêmes qualités et les mêmes faiblesses: du mouvement, de l'éclat, le don de l'observation, des peintures exactes et vigoureuses, des situations pleines

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