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dont le cœur est bon et compatissant, mais qui se fait méchant pour se rendre terrible. Il se venge des disgrâces de la nature en se moquant des ridicules ou des malheurs des autres. Mais une jeune orpheline s'aperçoit que la réalité vaut mieux chez lui que l'apparence, et, mettant les qualités de l'âme au-dessus des avantages du corps, elle se prend à l'aimer, et comme le pauvre difforme l'aimait luimême d'avance, il devient son heureux époux. Mais quel sera son système à lui qui a vu tant de mauvais systèmes à l'œuvre? Ce sera de n'en point avoir.

Quelques scènes bien faites, le rôle du bossu bien composé et surtout interprété supérieurement, des détails amusants, ont sauvé devant le public une pièce à laquelle la critique a reproché assez vivement de manquer d'originalité.

Si l'on compte les actes et si l'on juge des pièces par leur longueur, la plus importante du Gymnase, en 1862, sera la comédie en cinq actes de M. Ed. Plouvier, intitulée les Fous(11 septembre)1. Le titre ne donne pas une idée juste de cette œuvre à grands tableaux, qui compte une vingtaine de personnages et passe successivement par tous les effets de spectacle et de mise en scène que la comédie-drame comporte ou même ne comporte pas. La pièce devait s'appeler primitivement la Vie à outrance, et ce titre était plus juste, car l'auteur avait entrepris de représenter dans leur grandeur naturelle, et pour ainsi dire de peindre à fresques toutes les exagérations de la passion dans la société moderne.

Tous ceux qui s'y abandonnent sont des fous sans

1. Acteurs principaux : Gilbert, Desrieux; de Saint-Pol, Lesueur; Noël, Landrol; Mathieu, Ferville; Kant, Kime; Hector, Dieudonné; d'Andimion, Blaisot. Madeleine, Mmes Victoria; Esther, Fromentin; Mme de Grandbel, Montalan; Colette, C. Lesueur; Hermine, Albrecht.

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doute; mais il est une passion malheureuse qui conduit par l'abrutissement à une folie plus spécialement réelle, c'est la passion de l'absinthe. Un seul des héros de M. Plouvier est vraiment fou, dans l'acception ordinaire du mot, et l'abus de cette fatale liqueur l'a conduit dans une maison d'aliénés. Un jour qu'il s'est enfui, il rencontre ses anciens compagnons de plaisir et de débauche, des hommes que la soif de la fortune et de ses jouissances jette, tête baissée, dans les affaires les plus aventureuses. Un banquet réunit tous ces fous que le monde conserve dans ses rangs et le pauvre échappé de la maison de santé. Or tel est l'effet d'une vie de désordre ou de la fièvre de l'or sur les hommes, qu'il est impossible de distinguer parmi tous ces convives quel est l'aliéné véritable. L'homme envoyé par le docteur pour ressaisir son malade fugitif, croit tour à tour le reconnaître dans chacun de ses compagnons. Cette scène est la plus originale de la pièce, et c'est peut-être la seule qui réponde aux promesses du titre.

Les autres scènes des Fous ne paraissent être que des prétextes à tableaux, dont quelques-uns ne manquent pas d'éclat; mais leur succession accuse le besoin de frapper l'imagination du public, et de réveiller à tout prix son attention par la multiplicité et la variété des effets. Ce besoin paraît surtout dans le tableau de l'atelier de l'artiste où une courtisane célèbre vient pour se venger d'une caricature faite contre elle. Elle s'est présentée sous les habits d'une pauvre fille qui meurt de faim et demande à gagner sa vie en qualité de modèle. Tandis qu'elle pose pour la Pudeur, elle se transforme tout à coup, jette au vent ses draperies, découvre ses splendides épaules et devient, devant le peintre fasciné, la statue vivante d'une bacchante. Le peintre tombe à ses pieds, ivre de passion; mais elle se redresse avec une dédaigneuse colère et décline son nom. Sa vengeance sera d'avoir inspiré à l'artiste qui l'a outragée, un amour qu'elle méprise.

Naturellement, une fille noble et pure traversera tout ce monde souillé, pour produire des effets de contraste, et le héros principal, l'artiste, sera disputé par l'amour d'un ange à la société fangeuse où il s'est laissé tomber. N'oublions pas l'amitié généreuse, dévouée, d'un honnête garçon, qui, après les écarts d'une jeunesse orageuse, revient de l'Amérique ou des Indes tout exprès pour sauver son ami de la honte et sa famille de la ruine. Une pareille amitié, venant si à propos et de si loin remplir le rôle de la Providence, cela fait toujours un si grand effet dans les drames!

Il est impossible d'analyser une œuvre semblable, dont le principal défaut est l'incohérence. L'imagination que l'auteur y a dépensée accuse par ses efforts mêmes l'absence d'une idée dominante destinée à relier tant de détails. Rien ne peut racheter un tel défaut, ni la force des inventions secondaires, ni le talent supérieur des acteurs chargés de les faire valoir en se faisant valoir eux-mêmes. Cette tourbe de gens, que M. Plouvier appelle des fous et qui ne sont guère que des imbéciles et des escrocs, représentent-ils la société réelle? Il est permis d'en douter. Ce que la critique doit surtout leur reprocher, c'est qu'ils ne forment pas même cette société imaginaire réunie autour d'un intérêt commun et au milieu de laquelle le spectateur se transporte, par une illusion complaisante, pour voir se dérouler l'action de la comédie ou du drame.

Le Gymnase a eu le bonheur de rencontrer, pour finir son année et pour ouvrir l'année suivante, un de ces succès qui font à la critique l'indépendance facile; car ses éloges ne peuvent rien pour l'augmenter, ni ses blames pour l'amoindrir. Il s'agit de la comédie en quatre actes de M. Victorien Sardou, les Ganaches (29 octobre)'. Les

1. Acteurs: Le marquis, Lafont; Marcel, Lafontaine; Fromental,

qualités et les défauts qui ont fait jusqu'ici la réputation de l'auteur de Nos Intimes se retrouvent ici et concourent à l'augmenter; je dis les défauts, car il en est qui servent à l'auteur dramatique, auprès du public, autant que les plus estimables qualités, et nos lecteurs savent déjà que M. V. Sardou en est doué de la manière la plus brillante.

Comme Nos Intimes, la nouvelle comédie est une pièce dont le principal attrait est dans la création des types. Les nombreux personnages auxquels est donné ce titre désagréable et presque injurieux de ganaches, sont les représentants des divers régimes politiques que la France a comptés depuis moins d'un siècle, sauf le régime impérial. On a beaucoup remarqué l'absence de la ganache du premier Empire dans la collection de M. Sardou; car, si les ganaches peuvent être, dans la vie comme dans la comédie, à la fois ridicules et honorables, il était facile d'imaginer ou de copier des représentants de l'époque impériale qui eussent ces deux caractères. Quel que soit le motif de cette lacune, volontaire ou imposée, il faut convenir que nos divers anciens régimes sont personnifiés de préférence dans leurs travers, leurs exagérations, leurs préjugés; ce qu'il peut y avoir de noble, de grand dans leurs souvenirs, leurs regrets ou leurs aspirations, reste dans l'ombre. Quelques bons mouvements tempèrent leurs ridicules et honorent leur conduite; mais leur langage ne met au service de leurs idées que des déclamations surannées comme elles. Le présent a pour lui l'action et la parole; vainqueur du passé, en fait, il justifie pompeusement sa victoire, il commente sur tous les tons le væ victis des Gaulois, nos pères.

Parmi tous ces portraits vivants, étonnés d'être admis dans un petit hôtel aristocratique de Quimperlé, quelques

Lesueur; le duc, Ferville; Léonidas, Landrol; de Valcreuse, Kime; Barillon, Derval; Urbain, Dieudonné; Bourgogne, Blaisot. rite, Mmes Victoria; Rosalie, Mélanie.

Margue

uns ressemblent à des caricatures. En voici, à peu près, le dénombrement. Un vieux duc presque centenaire et son fils, le marquis, serviteur de la 'Restauration, démissionnaire en 1830, représentent la monarchie légitime avant et après la Révolution; un ex-chirurgien des armées de la République, démissionnaire en 1804, personnifie le double règne de la liberté et de la terreur; une vieille fille dévote conservé l'esprit étroit et intolérant de la Congrégation; un gentilhomme de lettres, autrefois Mécène des poëtes et poëte lui-même, est une momie exhumée de l'Almanach des Muses; un bourgeois épais, ignare, presque idiot, entêté et faible, est l'image ou la charge de la génération qui a fait la révolution de 1830 et qui n'a pas su s'en servir. Le présent a lui-même sa ganache, ganache presque imberbe, qui représente l'épuisement prématuré d'une jeunesse sans idées ni passions élevées, au milieu de l'oisiveté et de l'air épais des estaminets. Mais, plus heureux que les anciens régimes, le régime actuel trouve une personnification plus pure dans le héros même de la pièce, un jeune ingénieur, sorti du peuple pour s'élever, par son intelligence et par son travail, à la tête d'une aristocratie nouvelle, celle des hommes utiles. C'est lui qui sera chargé de défendre notre époque contre les récriminations du passé et de la montrer léguant à l'avenir l'œuvre du progrès universel.

Que faire de tant de personnages chargés de défendre une idée, une classe d'hommes, une époque? Il est plus facile de les faire parler ensemble que de les faire agir. Et, en effet, quand ils sont en scène les uns avec les autres, leur principale mission semble être de soutenir des thèses contraires dans des discussions sans cesse renaissantes. Chacun fait tour à tour le panégyrique de son temps. Tout allait mieux dans leur jeunesse; les hommes étaient meilleurs, le soleil plus chaud; les pommes de terre et la vigne n'étaient point malades; on n'avait pas de rhumatismes. Tout est en décadence aujourd'hui, et la faute en est au

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