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religieuse de plus, une fête patriotique. Son influence n'était évidemment alors qu'une influence transmise; il était le simple écho du dogme ou de la tradition. Mais lorsqu'au milieu d'une civilisation compliquée et raffinée, le théâtre se dégage des institutions dont il était le très-humble auxiliaire, il acquiert une existence indépendante, il a son influence propre, il contribue, comme toutes les formes de l'art, au grand travail de progrès ou de décomposition sociale qui constitue l'histoire mobile de la civilisation. Alcrs la question de l'influence du théâtre change d'aspect, et les représentations scéniques sont soumises aux conditions de la moralité de l'art en général.

Il y aurait beaucoup à dire sur la question ainsi agrandie, et ce n'est plus le procès de l'art qu'il faudrait instruire au nom de la morale, c'est le procès de la civilisation elle-même. C'est la question débattue par Diderot et J. J. Rousseau qu'il faudrait reprendre. Et sous ce point de vue, il est un grand fait qui domine toute conclusion, c'est que le théâtre est, relativement à la moralité ou à la corruption, un effet encore plus qu'une cause. Il est aussi impossible d'imaginer un théâtre moral et religieux dans une société immorale et irréligieuse qu'un théatre immoral et irreligieux dans une société religieuse et morale. L'harmonie étroite, intime, du théâtre avec la société pour laquelle il est fait, est sa première condition de vie : hors de là, il ne compte pas plus dans l'histoire littéraire d'un peuple que les tragédies ou comédies latines faites pour les maisons d'éducation religieuse. La question de son influence bonne au mauvaise disparaît; il n'en exerce plus. M. Edouard Thierry n'a pas maintenu la question à cette hauteur, et du point de vue social où il s'était placé, il s'est laissé entraîner par ses études de prédilection vers les considérations littéraires. Il nous a d'abord montré que les villes, où l'on accuse le théâtre d'exercer une action corruptrice, valent mieux, à tout prendre, que les campa

gnes. C'est dans ces dernières qu'on trouve l'esprit de ruse et de rapacité, l'égoïsme à outrance; ce sont elles qui fournissent à nos cours d'assises les crimes atroces dont la cupidité est le mobile. De là entre le paysan et l'ouvrier un parallèle tout à l'avantage des auditeurs ordinaires de l'Association polytechnique. Mais ce parallèle, exact ou non, que prouverait-il? Les villes et les campagnes ont leur genre de dépravation ou d'imperfection morale. Les inté rêts et les passions qui engendrent ici ou là l'oubli du devoir sont les mêmes au fond, et diffèrent surtout par la forme. Mais si les villes sont plus dépravées, est-ce le théâtre qui en est la principale cause? Si ce sont les campagnes, croit-on qu'il suffise pour les moraliser d'y représenter Corneille, Molière ou Racine?

Dans les limites où l'action morale du théâtre peut s'exercer, elle sera d'autant plus grande que l'auteur aura luimême des idées plus élevées, des sentiments plus généreux, une plus haute opinion du but de l'art et de la dignité de l'artiste. J'aurais voulu que M. Edouard Thierry dégageât cette action morale de la théorie étroite et commode qui la fait consister dans le triomphe public de la justice. Sans se préoccuper de donner à son œuvre ce qu'on appelle un dénoûment moral, par une mise en scène puérile de la Providence rémunératrice et vengeresse, le poëte vraiment honnête nous inspirera de la sympathie pour la vertu, alors même qu'elle succombe, de la haine ou du dégoût pour le vice, alors même qu'il réussit1; il nous intéressera aux passions coupables, sans nous faire envier leurs jouissances empoisonnées; il déploiera, par exemple, dans toutes ses fureurs l'amour incestueux de Phèdre, sans que les moralistes austères de Port-Royal puissent l'en blåmer. Mais le jour où l'esprit religieux se saisira de lui,

1. J'ai déjà eu l'occasion de développer dans les précédents volumes ces idées que j'abrége ici. Voy. t. I., p. 175-178 et 200-202.

plus sévère que ses maîtres, le poëte s'éloignera du théâtre profane et donnera raison aux anathèmes de Bossuet contre ses séductions passionnées. Laissez-vous éprendre de cette innocence naïve de l'esprit et du cœur, si peu compatible avec les mœurs d'une époque raffinée, et vous ne donnerez pas tort aux plaintes de Jean-Jacques; vous direz avec une femme qui a écrit elle-même pour le théâtre : « Il est dangereux de regarder aimer! M. Edouard Thierry cite le mot et ne peut le démentir. Entre les deux condamnations de l'évêque de Meaux et du philosophe de Genève, le théâtre ne peut alléguer de services rendus à la religion ou à la morale. Comme l'épopée, son aînée, la poésie dramatique sera bannie, avec ou sans couronne de roses, de l'Eglise et de la république du Contrat social, à moins qu'il ne redevienne une institution religieuse ou patriotique.

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Inutile de chercher des subterfuges contre cet arrêt. Il vaut mieux l'accepter et passer outre, en montrant dans le théâtre, comme dans l'art en général, un fait nécessaire de la civilisation. Résumé vivant de ses grandeurs et de ses misères morales, il donne aux unes plus d'éclat, il rend les autres plus profondes. Il fournit ainsi des armes à ses adversaires et à ses amis, et laisse à ceux qui le cultivent le libre choix entre deux rôles: servir les intérêts supérieurs d'une société policée ou en flatter les faiblesses.

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La vie de bohème et la profession d'homme de lettres, à propos de l'Histoire de H. Mürger, par trois buveurs d'eau.

Henry Mürger, mort l'année dernière, après un peu de gloire et beaucoup de misère, est l'une des figures les plus curieuses à étudier de la littérature contemporaine. Nous avons dit, à propos d'un volume de vers posthume, ce que

fut en lui le poëte 1. L'occasion nous a manqué jusqu'ici de le considérer comme romancier. Aujourd'hui voici un livre qui nous fait connaître l'homme en qui se confondaient si intimement le romancier et le poëte. C'est l'Histoire de Mürger, pour servir à l'histoire de la vraie bohème, par trois buveurs d'eau, contenant des correspondances privées de Mürger2. Trois amis, trois compagnons de jeunesse, de misère et de labeur ont recueilli leurs notes, leurs souvenirs sur Mürger, avec un certain nombre de lettres et quelques vers intimes et inédits. Il n'est pas résulté de ce travail commémoratif une étude d'ensemble sur l'auteur de la Vie de bohême, mais seulement trois séries de matériaux et de renseignements pour ceux qui voudront étudier la société littéraire dont Mürger fut le centre et la plus complète expression.

Cette étude serait très-intéressante à faire et féconde en tristes réflexions. La petite armée de poëtes, de romanciers, d'auteurs dramatiques dont Mürger fut le chef se recrute dans des familles pauvres, mais honnêtes, comme on dit; la fortune manque à tous, et l'éducation première à quelquesuns. L'un d'eux est apprenti emballeur, un autre est distributeur d'imprimés, un troisième est petit clerc d'avoués Tous sont pleins d'ambition et d'espoir. Celui-ci promet un grand artiste, peintre, sculpteur ou musicien; celui-là un grand écrivain, prosateur ou poëte. Chacun a foi en tous, tous en chacun, chacun en lui-même. En attendant, on met tant bien que mal sur leurs pieds des alexandrins boiteux, et l'on se familiarise, en les violant, avec les règles de la prosodie; on trace le plan de romans ou de drames gigantesques dont on écrit, sans orthographe, les premières pages. Un jour vient où, emporté par la vocation, par la muse, on laisse de côté son gagne-pain manuel,

1. Voy. t. IV de l'Année littéraire, p. 22-24, et Chronique, p. 472

473.

2. Collection Hetzel, in-18, 396 p.

où l'on se fait chasser du paternel logis, pour vivre résolûment de sa plume.

Les déceptions ne se font pas attendre. Les grands journaux, les grands théâtres, ceux qui payent, ne vous ouvrent pas leur porte. Les petites feuilles littéraires, les petites scènes du dernier ordre, celles qui ne payent pas, refusent votre prose informe. Pas d'éditeur, pas d'imprimeur qui veuille se charger des frais de votre future gloire. Bientôt la misère vous assiége sous toutes les formes dans votre mansarde, où, comme dit Mürger. il n'y a souvent d'autre cheminée que celle des pipes. L'exaltation de la jeunesse résiste plus ou moins longtemps; les rires, les chansons trompent quelquefois la faim; mais celle-ci deviendra la plus forte et, suivant les tempéraments ou les caractères de nos hommes de génie en herbe, elle fera prendre aux uns le chemin d'un atelier, d'une boutique où l'on mange en travaillant, aux autres celui de l'hôpital. C'est ce dernier chemin que le pauvre Mürger connaissait le mieux.

Les auteurs de l'Histoire de Mürger ont-ils voulu appeler les sympathies sur ce qu'ils appellent la vraie bohème, en la révélant tout entière? Dans ce cas, ils me paraissent s'être trompés. Ils ont bien défendu Mürger et ses amis de quelques-unes des sottises qu'on prêtait à la société des « buveurs d'eau; » mais qu'est-il résulté de cette double association d'efforts intellectuels qui n'en deviennent guère plus féconds, et de misères qui n'en sont pas plus légères? En peignant sous des couleurs si vraies une vie folle et ambitieuse dont le dénoûment est, pour la plupart de ceux qui ne la désertent pas à temps, le suicide ou la mort à l'hôpital, ils ont, contre leur intention peut-être, dépouillé d'un reste de prestige la littérature envisagée comme profession et comme métier.

Et il faut leur en savoir gré. De nos jours, on peut devenir homme de lettres, et être fier de ce titre; on peut

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