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struction sans pédantisme et de la finesse d'esprit mise au service de la raison. N'oublions pas d'ajouter que cette petite satire de l'homme est écrite en bon style français, c'est-à-dire avec simplicité, précision, netteté sans trivialité ni emphase. J'ai eu l'occasion de dire plus haut que Mme de Ségur a écrit, sous le titre de Mémoires d'un âne, un livre charmant pour les enfants; les Coups de pied de l'áne, de M. Joltrois, sont un des bons livres de cette année pour les hommes. Je dis pour les hommes, car il y a çà et là des réflexions, des citations, des anecdotes un peu gauloises. Il faut, pour les lire tout haut, attendre que les jeunes filles ou même les femmes soient absentes, et que les enfants soient couchés.

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Les volumes d'articles de journaux: M. Ern. Bersot.

J'ai médit quelquefois des volumes de fragments et de mélanges littéraires, des recueils d'articles de journaux. C'était un tort que j'ai reconnu volontiers, et j'ai déjà dit une fois au moins par quelles qualités ces sortes de livres, si faciles à composer, pouvaient encore être estimables et rendre des services. Ils ne cessent pas de se produire en grand nombre; on en trouvera la liste plus loin. Pour le moment, nous n'en signalerons spécialement qu'un seul, pour ne pas paraître oublier un genre de publication littéraire qui n'entend pas laisser prescrire contre lui'.

1. Cette année particulièrement, nous aurions à citer un certain nombre de volumes d'essais littéraires, moraux, politiques, religieux, dus aux meilleures plumes de la presse quotidienne, notamment à celles de MM. Prévost-Paradol et John Lemoinne, du Journal des Débats, de M. A. Guéroult, de l'Opinion nationale. Il suffit de ces noms pour recommander à nos lecteurs non-seulement les livres qui les portent, mais le genre même de littérature mêlée auquel ils appartien

Les études dont M. Ern. Bersot a composé son volume de Questions actuelles', ne sont pas seulement de ces articles détachés qui n'ont d'autre lien qu'une certaine unité morale provenant de la manière de voir de l'auteur. La moitié du livre est remplie par une suite de Lettres sur l'enseignement, où se pose et se débat une des questious capitales de la société moderne. M. Bersot est un des premiers qui aient attaqué, au nom des intérêts des lettres et des sciences à la fois, l'étrange système adopté dans les colléges il y a dix ans, sous prétexte de fortifier les études en les divisant, et dont le résultat a été d'en abaisser le niveau dans toutes les branches. La question de la bifurcation, mot barbare, moins barbare que la chose, est depuis longtemps jugée. L'administration de l'Université travaille courageusement à en atténuer les effets. M. Bersot, qui les avait dénoncés avec une vivacité éloquente, aspire encore aujourd'hui à les voir entièrement disparaître.

Le système des études avec bifurcation des sciences et des lettres, à partir de la classe de troisième, ce système vit encore. mais il est condamné. L'opinion a trouvé déraisonnable et barbare de forcer des enfans à choisir entre les sciences et les lettres, quand ils ne savent ni ce que c'est que lettres ni ce que c'est que sciences, de les forcer à treize ans de faire des vœux éternels; elle s'est soulevée aussi contre l'incroyable entreprise de couper l'esprit humain en deux, tandis qu'il faudrait, s'il y en avait deux, travailler de toute sa puissance à en faire un seul; enfin, on commence à le comprendre, la littérature, l'histoire, la philosophie, les sciences sont nées pour quelque chose de mieux que de créer des bacheliers ou des ingénieurs et de

nent. Il y a encore un volume de mélanges auquel nous regrettons de n'avoir pu donner place dans ces pages d'analyse rapide, c'est celu: qui a pour titre le nom même de son malheureux auteur: Miecisļas Kamienski, tué à Magenta. Souvenir (Librairie nouvelle, in-18, x325 p.). C'est à la fois le premier et dernier gage d'un talent moissonné par une mort glorieuse et celui des amitiés fidèles dont l'auteur était digne.

1. Didier, in-18, 406 p.

défrayer des concours d'écoliers; elles sont de grands emplois de l'esprit humain, et la perfection à laquelle on les porte classe à des rangs plus ou moins hauts les hommes et les nations.

On ne peut que féliciter M. Ernest Bersot de ce sentiment élevé de la dignité de l'esprit humain et de la solidarité de toutes nos grandeurs intellectuelles. Quelques questions qu'il traite, enseignement, décentralisation, sujets d'histoire politique ou religieuse, il manifeste toujours, comme penseur ou comme écrivain, les qualités qu'il nous a donné, l'année dernière, l'occasion d'applaudir1.

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Monographie et histoire littéraire du roman dans l'antiquité.
MM. Chassang et V. Chauvin.

L'histoire littéraire, comme l'histoire générale, en nous reportant dans le passé, nous fait mieux comprendre les phénomènes intellectuels qui peuvent nous étonner dans le présent. Quand on voit, par exemple, l'étrange développement que le genre du roman a pris dans la littérature moderne, on est tenté d'en chercher uniquement l'explication dans des causes particulières, accidentelles, inhérentes à notre civilisation; mais si l'on pénètre, sur les pas des érudits, dans une connaissance plus intime des littératures anciennes, on trouve que ce genre, en apparence essentiellement moderne, a eu chez tous les peuples ses époques d'épanouissement, et l'on cherche alors les causes de sa faveur dans les lois générales de l'esprit humain et dans les besoins impérissables auxquels l'art est appelé à répondre.

De tout temps, l'homme a demandé à la fiction de lui

1. Voy. t. II de l'Année littéraire, p. 228.

faire oublier la réalité ou de l'embellir. Elle a pris place partout dès l'origine : dans la poésie, qui conserve et amplifie les premières traditions populaires; dans la religion, qui se livre à l'amour du merveilleux; dans la philosophie, qui ne sait pas s'en défendre; dans l'histoire, que tant d'intérêts sollicitent de tourner à la fable. Mais, indépendamment de ces excursions dans toutes les routes ouvertes à la pensée humaine, la fiction s'est fait de tout temps, dans un genre spécial d'ouvrages. un domaine qui lui est propre, et qui, à certaines époques, devient le plus fécond des genres de littérature. Les anciens ont connu comme nous le développement sans mesure du roman. On ne voit guère fleurir d'autres productions dans la décadence des lettres grecques et latines; dans les siècles qui précèdent, sans avoir une histoire à part, il se rencontre mêlé aux autres genres dans la mesure où l'art admet la fiction.

Ecrire l'histoire du roman dans l'antiquité, en rechercher les germes dans les œuvres de toute nature qui semblent s'en écarter le plus, étudier les formes incomplètes sous lesquelles il se manifeste d'abord, pour arriver à celles qui lui sont propres, voilà un sujet curieux de recherches, sur lequel un concours de l'Académie des inscriptions et belleslettres appelait, il y a deux ans, l'attention des érudits. Nous avons déjà parlé de ce concours, auquel un seul mé— moire fut présenté1. Aujourd'hui, deux volumes diversement intéressants, l'un de M. Chassang, l'autre de M. Victor Chauvin, ramènent la question devant le public.

Le premier est un ouvrage complet sur la matière; l'auteur, lauréat de l'Académie, développant le mémoire couronné dont il avait déjà publié un fragment, a réunì, coordonné tous les renseignements, et les a mis en œuvre dans un cadre historique. Aussi appelle-t-il son livre : Histoire du Roman et de ses rapports avec l'histoire dans

1. Voy t. III,
p. 267.

l'antiquité grecque et latine'. M. Chassang remonte aussi haut et va aussi loin que possible. Il étudie le roman dans trois époques, et cherche, dans chacune d'elles, comment il se mêle à la philosophie, à la religion, à l'histoire, avant de se développer plus librement pour le seul plaisir des imaginations oisives. Voici d'abord l'époque attique, où les philosophes empruntent à la tradition des narrations fabuleuses, sous lesquelles il faut retrouver, comme sous les mythes religieux, une pensée morale. Vient ensuite l'époque alexandrine, où le roman embrasse l'histoire jusqu'à l'étouffer, où la biographie devient de la légende, où les anciens récits merveilleux de la poésie héroïque sont repris en prose et surchargés de merveilles nouvelles, où le champ des notions géographiques est étendu sans limites par des voyages imaginaires et encombré de découvertes fabuleuses. La troisième époque est l'époque romaine, où les littératures grecque et latine semblent faire assaut de fables et d'inventions merveilleuses. Le roman paraît alors sous toutes les formes; les philosophes enveloppent la morale sous des mythes et écrivent, sur la vie des sages célèbres, des légendes où le miracle abonde. La religion juive et le christianisme naissant propagent dans le monde, avec les dogmes qui doivent détruire le paganisme, la nouvelle mythologie de leurs livres apocryphes; les personnages historiques deviennent les héros de romans cycliques; l'épopée se greffe sur l'épopée, la géographie fantastique recule à l'infini les limites du monde.

Cependant le vrai roman, le roman d'amour et d'aventures, a paru et rapidement grandi. Les contes primitifs, d'abord oraux, s'écrivent et se propagent; les contes nouveaux se multiplient, l'imagination grecque s'enrichit des fables orientales; Lucius de Patras, Lucien, Pétrone, Dion, Jamblique, Héliodore, Longus, Achille Tatius, et une foule

1. Didier et Cie, in-8, 472 p.

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