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son théâtre et sa vie sont à bon droit le sujet de cette étude toujours renaissante. Aux travaux devenus classiques, que la critique et la biographie ont consacrés à l'illustre créateur de la langue tragique, il faudra joindre désormais celui qu'un des hommes les plus familiers avec les détails de l'histoire des lettres, M. Ed. Fournier, vient de publier, sous le titre modeste de Notes sur la vie de Corneille d'après des documents nouveaux, comme la simple introduction à sa comédie de Corneille à la butte SaintRoch1.

L'auteur annonce dès le début, avec autant de clarté que de modestie, l'objet de son travail.

Ainsi que le dit notre titre, nous ne donnerons ici que quelques notes qui n'arriveront pas jusqu'à former une vraie notice. La vie de Corneille est trop complétement écrite ailleurs pour que nous tentions de la récrire. Nous reviendrons le moins possible sur les faits qui sont déjà connus et suffisamment éclaircis. Quelques-uns moins importants, mais curieux toutefois, qui ont été jusqu'à présent oubliés ou dédaignés, nous occuperont seuls dans ce travail de glaneur de notes plutôt que de biographe. Pour les vers que nous citerons, nous suivrons la même méthode nous les prendrons de préférence parmi ceux qui n'ont pas encore été recueillis, même dans les dernières éditions des œuvres complètes de Corneille. En un mot, nous tâcherons de ne donner sur ce thème si connu que des détails qui ne le sont pas, de telle sorte qu'on n'ait à chercher ici que ce qui ne se trouve pas même dans le livre le plus complet et le plus célèbre que la biographie de Corneille ait jusqu'à présent inspiré.

Ce n'est donc ni une vie nouvelle de Corneille, ni une nouvelle étude sur les beautés de son théâtre, que M. Ed. Fournier a voulu écrire; ce sont de nouveaux matériaux qu'il a recueillis pour compléter les meilleurs travaux de critique ou d'histoire littéraire qui existent depuis le Com

1. Dentu, in-18, avec vignettes et plans, CLVI-80 p. Voy. ci-dessus Théatre, p. 159.

mentaire de Voltaire jusqu'à l'Esprit du grand Corneille, par Fr. de Neuchâteau, depuis la Vie de Pierre Corneille, par Fontenelle, jusqu'à l'Histoire de la vie et des ouvrages de Corneille, par M. Taschereau.

L'auteur des Notes sur la vie de Corneille se distingue par deux qualités portées à un rare degré : la curiosité et l'esprit de précision. Chercheur infatigable, il pénètre dans les plus intimes détails; il remonte des effets aux causes, des actes et des paroles aux sentiments qui les ont dictés; il reprend une pensée à sa source, une création dans son germe; il suit la vie d'un auteur dans toutes ses relations et veut se rendre compte de l'influence des événements passagers, des accidents sur le génie. C'est la curiosité faite homme! Pour le satisfaire, il lui faut cette infinité de renseignements, d'anecdotes, d'historiettes, de faits et de on dit qui s'évanouissent si vite pour la postérité et qui constituent pour les contemporains la connaissance des hommes. La bibliographie des ana lui est familière; les Ménagiana, les Segraisiana, les Carpenteriana, les Cherréana, tous les recueils de révélations biographiques, d'indiscrétions souvent, de mensonges quelquefois, sont des sources où il sait puiser avec discernement. Il rapproche, il compare les documents; il fixe les dates, les années, les mois, les jours, les heures ; il détermine exactement les lieux, la ville, le quartier, la rue, la maison; il rend à chaque personnage ses habitudes, son costume, son allure, son langage. Chemin faisant, il éclaircit les énigmes, combat les erreurs accréditées, rectifie les inexactitudes des historiens ou des biographes antérieurs.

Appliquée à un auteur comme Corneille, une pareille méthode ne jette pas seulement un jour intéressant sur sa ie; elle explique aussi, dans ses œuvres, certains côtés qui restent obscurs au milieu de l'isolement où l'admiration le la postérité finit par les placer. Il y a dans les pièces es mieux connues de Corneille des beautés et des défauts

que l'on ne comprendra bien qu'en suivant l'homme dans sa vie privée, en le replaçant dans tout son entourage, en se rendant compte de l'action exercée sur le poëte par ses amis, sa famille, ses protecteurs, par les comédiens ses interprètes. La connaissance intime de sa vie donne encore de son génie une idée plus haute. Ses plus grandes beautés, ce sont ses propres sentiments qui les lui inspirent; ses défauts lui viennent de son temps et lui valent des succès qui les encouragent. Comment s'étonner, par exemple, que Corneille ait mêlé tant d'antithèses puériles au langage grandiose de ses héros, quand on voit l'accueil fait aux jeux d'esprit que lui inspirent ses sentiments intimes et sincères de chrétien? Voici, par exemple, des stances sur l'immaculée Conception, écrites par Pierre Corneille, pour le Puy ou Palinod de Rouen, pieux concours poétique où la famille de Corneille avait plusieurs fois remporté le prix. L'auteur futur du Cid l'obtient, en 1633, par des tours de force de subtilité pieuse et par un cliquetis de saintes antithèses. Voici ces stances, qui ne figurent point jusqu'ici dans ses œuvres :

Homme, qui que tu sois, regarde Ève et Marie,

Et, comparant ta mère à celle du Sauveur,
Vois laquelle des deux en est la plus chérie,
Et du Père éternel gagne mieux la faveur.

L'une à peine respire et la voilà rebelle,
L'autre en obéissance est sans comparaison;

L'une nous fait bannir, par l'autre on nous rappelle;
L'une apporte le mal, l'autre la guérison.

L'une attire sur nous la nuit et la tempête,

Et l'autre rend le calme et le jour aux mortels;
L'une cède au serpent, l'autre en brise la tête,
Met à bas son empire et détruit ses autels.

L'une a toute sa race au démon asservie,
L'autre rompt l'esclavage où furent ses aïeux;
Par l'une vient la mort et par l'autre la vie;
L'une ouvre les enfers et l'autre ouvre les cieux.

Cette Ève, cependant, qui nous engage aux flammes,
Au point qu'elle est formée est sans corruption,
Et la Vierge, bénie entre toutes les femmes,
Serait-elle moins pure en sa conception?

Non, non, n'en croyez rien, et tous, tant que nous sommes,
Publiant le contraire à toute heure, en tout lieu,

Ce que Dieu donne bien à la mère des hommes
Ne le refusons pas à la mère de Dieu.

M. Fournier ne s'arrête pas à l'analyse des œuvres de Corneille, il se plaît à retracer dans leurs plus petits détails les circonstances au milieu desquelles elles se sont produites. Il est curieux de voir la place que prend le hasard dans les choses du monde et dans la vie des hommes de génie. Corneille, on le sait, avait embrassé la carrière du barreau. Il était reçu avocat au parlement de Rouen, ayant à peine dix-huit ans. Plusieurs causes l'éloignèrent du métier d'avocat. Quelques imperfections naturelles y contribuèrent: des dehors embarrassés et timides, une ceraine difficulté de prononciation, un peu de bégayement nême à la lecture, qui lui faisait « barbouiller ses pièces comme le lui disait en riant Bois-Robert, enfin une concentration de sentiments qui ne leur permettait pas d'ariver à ses lèvres plus vite qu'à sa plume, en sorte qu'ils e traduisaient pour ainsi dire, avec plus de facilité en ers qu'en simples paroles. Ainsi doué, un homme est Loins fait pour être orateur que pour être poëte.

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Sera-t-il poëte dramatique ou poëte élégiaque ? C'est ici ue le hasard joue de ses tours. La première pièce de Coreille, Mélite, ne sera composée que pour ne pas laisser rdre quelques vers galants. M. Fournier exprime trèsen cette toute-puissance de l'accident.

II [Corneille] ne vint à la poésie qu'en passant par l'amour ou r l'amourette. Quoi qu'il ait pu dire un peu plus tard, dans Excuse à Ariste, il fit, lui aussi, des chansons; puis de l'aurette folle étant arrivé à l'amour plus sérieux, il passa de

la chanson à l'ode, aux stances ou au sonnet, et de celui-ci, par une pente naturelle, il vint enfin à l'entreprise plus considérable de la comédie et de la fragi-comédie. Mélite, sa première pièce de théâtre, ne fut d'abord qu'un simple sonnet inspiré par une personne aimée. Il courut la ville et eut tant de succès, que Corneille voulut le rendre public, c'est-à-dire le faire entendre sur un théâtre. Il fallait une pièce pour cela; il l'écrivit, en prenant pour thème une aventure galante qui, de compagnie avec le sonnet qu'il sut y enchâsser, faisait grand bruit dans les entretiens du monde rouennais. Son premier pas dans la voie du théâtre se trouva fait ainsi sans presque y penser. Pour quelques vers qu'il ne voulait pas perdre, il s'était tout à coup lancé dans la carrière qu'il illustra de vingt chefs-d'œuvre.

M. Fournier reprend toute l'histoire de cet amour de Corneille pour Mlle Milet, dont le nom est devenu Mélite par une transparente anagramme. Ici, comme pour toutes les tendres relations de cette nature, la curiosité du biographe est à l'aise et sa sagacité se donne ample carrière. Il s'agit de démêler, du milieu des commérages contradictoires, des faits en eux-mêmes peu importants, et qu'on ne songerait pas à noter dans la vie d'un homme ordinaire. M. Fournier s'y arrête avec complaisance, discute l'authenticité des témoignages, contrôle les diverses versions, fait la part des conjectures, et, ce qui vaut mieux encore que la vérité historique de ces aventures amoureuses, il cherche l'influence qu'elles ont eue sur ses œuvres et le développement de son génie. On sait du reste que Corneille, malgré l'éclat de son nom et une tendresse réelle de sentiments, eut peu de bonnes fortunes. Il disait lui-même :

En matière d'amour je suis fort inégal;
J'en écris assez bien et le fais assez mal;
J'ai la plume féconde et la bouche stérile,
Bon galant au théâtre et fort mauvais en ville,
Et l'on peut rarement m'écouter sans ennui
Que quand je me produis par la bouche d'autrui.

Ces vers qu'il écrivait à l'époque glorieuse où, jeune

en

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