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Ne le dis pas à ton papier,
Quand tout bas la Muse t'invite :
L'œil curieux peut épier

La confidence à peine écrite.

Ne le trace pas au soleil,

Sur le sable le long des grèves.
Ne le dis pas à ton sommeil
Qui pourrait le dire à tes rêves;

Ne le dis pas à cette fleur

Qui de ses cheveux glisse et tombe,
Et, s'il faut mourir de douleur,
Ne le dis pas même à la tombe :

Car ni l'ami n'est assez pur,
Ni la fleur n'est assez discrète,
Ni le papier n'ést assez sûr,
Pour ne pas trahir le poëte.

Ni le flot qui monte assez prompt
Pour couvrir la trace imprimée,
Ni le sommeil assez profond,

Ni la tombe assez bien fermée.

Il y a dans ces vers de la mélancolie, de la grâce, une sensibilité vraie, un charme poétique. Les notes tristes dominent peut-être un peu trop dans ce petit groupe de fragments; mais le recueil complet des Pages intimes de M. Manuel offrirait sans doute une plus grande variété de sujets et de tons et un souffle plus puissant.

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La traduction en vers; la traduction par extraits et celle des œuvres entières. Quelques fleurs de poésie allemande et un grand poëme anglais.

La traduction en vers français des poëtes étrangers, est toujours l'exercice favori de ceux qui aiment assez la ver

sification pour en affronter toutes les difficultés, sans en être dédommagés par les joies de l'inspiration. Est-ce pour quelques-uns une sorte de gymnastique poétique par laquelle on se prépare à rendre ensuite avec plus de souplesse ses propres pensées, ou bien est-ce un aveu tacite d'impuissance à créer pour son propre compte? Je laisse la question en suspens et je me bornerai à citer deux tentatives de traduction poétique, dont l'une nous fait connaître dans toute leur variété les auteurs de la poésie allemande, et l'autre dans sa sombre profondeur un des génies les plus originaux de l'Angleterre.

A ceux qui ont voué un juste amour à la rêveuse et poétique Germanie, l'abbé A. Fayet, chanoine honoraire de Moulins, nous offre un des somptueux volumes de son recueil des Beautés de la Poésie ancienne et moderne1. Suivant le plan général de cette publication inaugurée, dans un premier volume, par la Poésie hébraïque, la série de la Poésie allemande contient, dans l'ordre chronologique, un très-grand nombre d'auteurs représentés chacun par un ou plusieurs fragments de ses ouvrages. Une notice biographique et littéraire nous fait connaître l'homme et le poëte dont la traduction en vers nous laisse entrevoir l'œuvre. Des notes, empruntées le plus souvent aux meilleurs critiques, à Mme de Staël, à MM. Philarète Chasles, Ampère, N. Martin, dont nous avons déjà signalé les intéressants travaux, etc., font entrer plus avant dans l'intelligence des génies ou des genres de poésie les moins accessibles à l'esprit français. Une introduction résume d'avance toutes les idées mises en circulation depuis cinquante ans

1. Moulins, Martial Place; Paris, Paul Boyer, in-8, 484 pages. 2. Nous avons particulièrement montré comment M. N. Martin a traduit lui-même en vers français quelques morceaux choisis de la poésie allemande, soit pour les intercaler, comme pièces épisodiques, dans son propre poëme du Presbytère, soit pour les citer comme exemples à l'appui de ses appréciations dans ses deux séries de Poëtes contemporains en Allemagne.

parmi nous sur les caractères de la poésie allemande et ses rapports, aux diverses époques, avec la civilisation germanique.

Le recueil de l'abbé Fayet représente à la fois la variété et l'unité de la poésie allemande. Voici ces vieux chants populaires où la vie intime a marqué toutes ses heures et laissé la trace de tous ses drames. Cette poésie primitive, qui chante la famille, Dieu et la nature, est presque anonyme, et il est resté plus de ballades que de noms d'auteurs jusqu'à Klopstock, dont le génie domine la glorieuse résurrection de la poésie. A partir de ce moment, les noms se multiplient. Deux seulement, ceux de Goethe et de Schiller, ont une gloire cosmopolite et quelques-unes des œuvres qu'ils rappellent font partie du patrimoine de l'humanité. D'autres noms moins retentissants sont pourtant, comme ceux de Lessing, Gessner, Herder, Bürger, Arndt, Uhland, Ruckert, Korner, H. Heine, etc., encore assez connus de ce côté de la frontière du Rhin. Bien d'autres enfin, peu familiers à des oreilles françaises, jouissent à bon droit parmi leurs compatriotes d'une sympathique popularité. L'abbé Fayet se fait l'introducteur complaisant des poëtes les moins connus comme des plus célèbres. Il nous les montre de préférence dans les genres essentiellement nationaux, et il nous fait entendre, au milieu des rêveries harmonieuses qui bercent d'ordinaire l'Allemagne, les accents guerriers qui la réveillèrent en 1813.

Je ne citerai qu'un échantillon de cette traduction poétique; je l'emprunte à un genre essentiellement allemand, le lied, et à un des deux noms les plus illustres de la littérature germanique, celui de Goethe; il est intitulé : Pré

sence.

Quand les feux du soleil dorent la mer profonde,
Alors je pense à toi;

Quand la lune en tremblant se réfléchit dans l'onde,
Ton image est en moi!

Sur la route, à midi, quand monte la poussière,
Je crois t'apercevoir;

Au milieu des horreurs d'une nuit sans lumière,
Il me semble te voir.

C'est toi, lorsque la vague en gémissant bouillonne,
Toujours toi que j'entends;
Dans les bois où se plaint la brise monotone
Encor toi que j'attends.

Tu vis bien loin d'ici, mais, malgré la distance,
Mon âme est avec toi!

Le jour tombe, l'étoile au ciel brille en silence,
Que n'es-tu près de moi !

Voilà le lied allemand. En France, dit une note, qui porte le nom de M. Henry Blaze, nous n'avons rien qui puisse donner une idée de cette poésie. Ce n'est ni la fable de la Fontaine, ni l'épigramme grecque d'André Chenier, ni le couplet de Béranger; et cependant le lied se compose de certains éléments essentiels de ces trois genres de poésie..... Le véritable lied, le lied-chanson n'a d'ordinaire qu'une strophe, deux au plus, qui se répondent l'une à l'autre ainsi que la voix et l'écho. N'oublions pas que l'essence de cette poésie est la vague, l'indéfinissable, et il faut que notre âme, comme dans certaines phrases de la musique, y trouve l'expression du sentiment qui l'affecte. Là est la véritable différence du lied et de la chanson; l'une vient de la tête, l'autre du cœur..... le lied est le chant familier de l'Allemagne, de l'Allemagne rêveuse, mélancolique, chevaleresque. «Que la guerre éclate, et Korner va remplacer Novalis.» M. l'abbé Fayet ne manque pas de suivre la poésie allemande sur ce brûlant terrain.

C'est dans ce cadre d'extraits, de morceaux choisis, de beautés d'un auteur, d'une œuvre, d'une période, que je comprends, ainsi que je l'ai déjà dit, la traduction en vers. Quant à vouloir reproduire dans notre rhythme, si peu

souple et dans notre langue poétique, si pauvre ou si dédaigneuse, tout un auteur ou un grande œuvre entière, c'est une entreprise d'autant plus difficile que le modèle s'éloigne plus de nos habitudes de pensée ou de langage. On a déjà vu comment la traduction en vers est le plus souvent condamnée à être infidèle pour rester poétique et française, ou à faire violence au génie de notre poésie et de notre langue pour rester fidèle. On peut voir un exemple de lutte courageuse contre ces difficultés dans la traduction du Child - Harold de lord Byron par M. Lucien Davesiès de Pontès1.

C'était là assurément une de ces œuvres excentriques dont le vers français semble mal se prêter à rendre tous les détails. Il est difficile qu'une traduction soit plus correcte que celle-ci ; il est impossible d'en imaginer une plus exacte. Non-seulement les stances anglaises de neuf vers sont traduites par des stances françaises de même étendue, mais chaque vers du texte original est rendu dans le vers même qui lui est parallèle; souvent même l'hémistiche répond à l'hémistiche. M. L. Davesiès de Pontès a surtout réussi dans la poésie descriptive. C'est en effet le genre auquel le rhythme français s'est le mieux assoupli par la traduction. On peut voir dans le chant premier toute la peinture des combats de taureaux; en voici le ton général :

Rugissant de fureur, les forces épuisées,
Aux abois, le taureau s'arrête haletant;
Tout hérissé de dards et de lances brisées,
Entouré de blessés, immobile, il attend.
Alors les matadors l'assiégent, agitant

Les plis du manteau rouge et brandissant leur glaive.
Comme la foudre encore il bondit un instant.

Vains efforts le manteau, qu'en sa course il enlève,
Enveloppe ses yeux, et son destin achève!

1. Dentu, 2 vol. in-18, LY-232-336 pages.

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