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voyageurs qui ne semblaient faites que pour satisfaire le besoin de voir, fournissent un aliment nouveau au besoin de penser, et, en agrandissant l'horizon de l'esprit humain, éclairent les anciens problèmes de la science ou en soulèvent de nouveaux devant elle.

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Voyages d'observation philosophique ou d'exploration aventureuse entrepris par des femmes: Mmes Dora d'Istria et Ida Pfeiffer.

Tous les voyages n'ont pas pour objet la satisfaction. d'une curiosité oisive. Il y a des esprits sérieux, qui n'en sont pas moins doués de la science de voir, qui poursuivent dans leurs excursions un but utile et les font tourner au profit de leurs études morales, religieuses ou politiques Mme Dora d'Istria est de cette famille. Aux livres de voyages que nous avons déjà fait connaître de cette dame touriste et philosophe, ajoutons aujourd'hui les Excursions en Roumélie et en Morée. C'est encore un livre de voyageur et de penseur. Mme Dora d'Istria sait voir les pays euxmêmes et leurs sites, mais elle étudie de préférence les hommes et les institutions, et cherche à faire servir la connaissance des uns et des autres à une grande cause, l'affranchissement des nationalités. En Roumélie et en Morée, elle trouve de nouveaux aliments à son aversion pour l'Autriche, qui asservit par ses intrigues les populations sœurs de race grecque et de race romaine, étouffées entre l'europe et l'Empire ottoman. Elle nous fait pénétrer dans leur civilisation encore si imparfaite, explique leur état actuel par leur histoire, mêle la statistique aux peintures, et, par les lumières de toutes sortes qu'elle réunit,

1. Zurich Meyer et Zeller; Paris, J. Cherbuliez. T. I, in-18. XXII586 pages.

prépare la solution de questions politiques que l'Europe semble d'autant moins connaître qu'elles lui importent davantage.

Une autre femme plus aventureuse, et dont la curiosité ne paraît pas avoir un but aussi élevé, Mme Ida Pfeiffer, après avoir fait deux fois le tour du monde et publié la relation de ce double périple, a terminé sa carrière par une expédition dangereuse dans l'île de Madagascar, jusqu'ici très-peu connue. On a cru quelque temps qu'elle y avait trouvé la mort, mais il lui a été donné de revenir en Europe mourir au milieu de sa famille. Son Voyage à Madagascar1, publié en allemand, a été traduit en français par M. W de Suckau, le traducteur de son double Voyage autour du monde. L'intérêt de ce livre tient, en grande partie, à l'ignorance où nous étions sur le pays sauvage que Mme Pfeiffer avait entrepris d'explorer. Les renseignements qu'elle a recueillis la première valent mieux que les impressions personnelles qu'elle y mêle. Ses réflexions sur ce qu'elle voit pourraient avoir plus de portée scientifique ou philosophique, ou plus de cet attrait piquant qui convient à la littérature des voyages. Un savant aurait plus de précision, un écrivain plus d'art et d'esprit; Mme Pfeiffer, voyageuse par passion, n'a qu'un avantage, celui d'avoir voulu beaucoup voir et d'avoir vu certaines choses la première. Ce qui restera de ses voyages, ce sera surtout le souvenir d'une intrépidité bien rare, sinon unique, chez une femme.

Le Voyage à Madagascar est précédé d'une notice historique très remarquable par M. Francis Riaux. L'auteur retrace l'histoire des efforts tentés par les deux influences rivales de la France et de l'Angleterre pour conquérir la

1. Hachette et Cie. In-18, LXXXIV-312 pages. La traduction des deux volumes du Voyage autour du monde a paru dans le même format et dans la même collection.

prépondérance dans l'île. Naturellement, il soutient les droits de la France sur Madagascar et les établit à l'aide de documents diplomatiques. Il raconte les ruses et les procédés peu délicats employés par le gouvernement britannique ou par ses sujets pour détruire notre influence sur les Madécasses. Il nous montre enfin l'île de Madagascar inaugurant, grâce aux efforts de quelques négociants français, un règne plein de promesses, celui de Radama II, et Mme Ida Pfeiffer mêlée aux derniers événements qui ont porté ce prince au pouvoir.

Grâce à M. Riaux, le Voyage à Madagascar, qu'une traduction de l'allemand n'eût pas suffi à populariser en France, acquiert un intérêt tout français et prend une signification et de la portée.

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Voyages malheureux et naufrages. Les vrais effets de la solitude. MM. F. Denis et V. Chauvin.

La curiosité a plus à gagner que la science aux relations de voyages signalés par des naufrages et les souffrances qui en sont ordinairement la suite. Rien ne frappe plus notre imagination, que les dangers, les malheurs auxquels l'homme est exposé dans la solitude, sous un ciel inconnu, dans une région déserte ou sauvage, réduit à lutter contre la nature par les seules forces de son génie loin des ressources que la civilisation avait l'habitude de lui fournir Aucun tableau dramatique ne nous intéresse davantage. On peut en juger par l'immense vogue du Robinson Crusoé et des imitations auxquelles cet ouvrage a donné lieu dans toutes les langues. Excepté la Bible, aucun livre en Angleterre n'a été répandu à plus d'exemplaires; aucun n'a` été plus souvent traduit et lu davantage à l'étranger.

Et cependant, il n'est pas inutile de le rappeler, le récit

de Daniel de Foé n'est qu'une fiction; si son héros n'est point imaginaire, la vie qu'il lui fait dans son île déserte, après le naufrage, n'est qu'un roman; le triomphe de cet individu isolé sur la nature, que son intelligence asservit encore à ses besoins, est une invention qui flatte l'orgueil humain par l'exaltation du caractère anglais. L'enseignement de la réalité était tout autre, et la véritable version du naufragé solitaire, conduit à une conclusion. bien différente. Le vrai Robinson, le malheureux Selkirck, dans l'ile Juan Fernandez, est ramené par la privation des ressources sociales à toutes les misères de sa vie sauvage et à l'abrutissement. L'abandon de l'homme à ses forces individuelles au milieu de la nature, c'est la perte successive de ses facultés, pensée, activité, moralité et langage; c'est la dégradation du caractère humain. Et si la solitude. ne se prolonge pas jusqu'à ce que la bestialité se substitue à l'humanité, c'est la souffrance, le dénûment, le désespoir, ayant pour terme une délivrance inattendue ou la mort.

Les malheureux voyageurs qui ont subi dans une certaine mesure ces rudes épreuves de l'isolement dans les contrées sauvages, peuvent s'appeler « les vrais Robinsons » suivant le mot heureux qui sert de titre à un nouveau tableau de naufrages célèbres ou dignes de l'être, tracé par MM. Ferdinand Denis et Victor Chauvin. Les Vrais Robinsons ne justifient que trop les réflexions précédentes. Si le livre de Daniel de Foé a fait tourner plus d'une jeune tête, en inspirant des rêves de liberté dans la solitude, et en entretenant l'illusion d'un empire trop facile de l'homme sur la nature, les Vrais Robinsons nous émeuvent par la peinture de souffrances trop véritables. Les auteurs n'ont eu garde d'oublier la triste histoire de Selkirk; mais combien d'autres ont éprouvé, à des degrés différents, les effets

1. Librairie du Magasin pittoresque. Gr. in-8, 380 pages avec grav.

analogues du même malheur! Parmi les naufragés, il y a beaucoup de Selkirks, il y a peu de Robinsons.

MM. Ferdinand Denis et Victor Chauvin nous décrivent les horreurs de la solitude dans les régions les plus inconnues; ils nous les montrent aussi à nos portes et jusque chez nous. L'épisode du «sauvage de l'Aveyron» nous fait voir ce que peut devenir l'homme retranché de la civilisation dans le voisinage de la civilisation même. Moins riants pour l'imagination, moins flatteurs pour l'amour propre, que tous les romans de faux Robinsons, les récits pittoresques que nous signalons à nos lecteurs ne sont pas moins intéressants et la vérité les rend plus émouvants encore.

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Voyages de fantaisie et d'aventures personnelles. MM. Fr. Biard, L. Biart, Ern. Vigneaux, Em. Deschanel, etc. Lacunes inėvi

tables.

Tous les voyages ne se recommandent pas par l'impor tance des observations scientifiques recueillies dans les contrées ignorées ou par l'intérêt dramatique des dangers et des malheurs du naufrage. Il en est de très-intéressants encore qui nous conduisent dans des pays plus ou moins lointains mais déjà connus, et qui nous plaisent par la vi vacité des impressions personnelles que le touriste en rapporte. Ces sortes de voyages sont même les plus ordinaires. Dans le nombre nous en trouvons un qui mérite d'être signalé à part pour la réunion chez le même homme, artiste et littérateur tout ensemble, du talent de voir et de celui de conter: c'est le voyage que M. François Biard, déjà célè bre comme peintre, a publié sous le titre de : Deux annies

au Brésil'.

1. Hachette et Cie. 1 vol. in-8, 680 pages, illustré de 180 vignettes

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