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sance de quelque pays ou de quelques hommes de plus ; ce qui n'est pas indifférent à la connaissance même de l'homme.

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Le tour de France d'un moraliste et d'un historien. M. Fr. Wey.

Pendant que nous courons le monde, nous ignorons notre patrie. Depuis que les chemins de fer nous transportent d'un seul bond à la frontière, nous ne voyageons plus qu'à l'étranger. Rien n'est plus commun qu'un Parisien qui revient du bout de l'Europe; rien n'est plus rare qu'un Français ayant fait son tour de France. M. Francis Wey a entrepris de le faire pour nous et de nous le faire faire avec lui. Par un artifice littéraire très-légitime, il se dérobe lui-même derrière un personnage fictif pour dire plus librement à ses compatriotes ce qu'il pense d'eux, des usages et des mœurs des diverses provinces qu'il a visitées; il intitule ses impressions de voyage du nom de l'explorateur étranger dont il est censé n'être que le secrétaire Dick Moon en France, Journal d'un Anglais de Paris1.

Un fil léger relie le récit des diverses excursions du voyageur britannique au milieu de nous. L'ordre dans lequel il visite nos villes et nos provinces n'est pas déterminé par la géographie, mais par des incidents et des hasards qui permettent au peintre de jeter une grande variété dans son tableau. A un moment donné, une intrigue de roman vient se mêler à ces courses d'exploration, et, en fournissant au touriste l'occasion de pénétrer plus avant dans les mœurs du pays, devient une nouvelle source de peintures. Le roman lui-même n'offre pas un grand in

1. Hachette et Cie, in-18, 442 p.

térêt; il a surtout le tort, dans les derniers chapitres, de se substituer à la relation du voyage, qui tourne court d'une façon imprévue et se perd dans un épisode.

Le journal du soi-disant Anglais Dick Moon était assez rempli d'observations intéressantes pour se passer d'élé– ments étrangers. M. Francis Wey ou son prête-nom est un homme qui sait voir et qui a bien vu. Ses notes sont, en général, justes, fines et fortement ou délicatement exprimées. Les hommes et les lieux, les monuments et la nature, rien ne lui échappe; il remonte vers le passé de nos provinces, fouille dans les archives, redresse sur des points particuliers les inexactitudes de l'histoire générale. On peut constater quelques-unes des nombreuses réflexions. qui se pressent dans un tel livre; mais on reconnaît dans chacune d'elles ce caractère de sincérité qui est le propre des idées et des sentiments personnels.

On peut reprocher à l'auteur de Dick Moon de s'abandonner trop facilement à des préventions. Le protestantisme, par exemple, lui inspire une telle aversion, qu'il le poursuit jusque dans ses affinités et ses apparences. Je ne défendrai pas contre lui ces pauvres Genevois auxquels il décoche tant de traits méchants. La Revue critique de Genève suffit à leur défense1. Mais je protesterai contre le sentiment de mécontentement ou de rancune qui a pu inspirer, à propos d'une ville simplement dévcte, des choses comme celles-ci : « Le peuple y est âpre, la bourgeoisie sèche, et la haute société formaliste jusqu'à friser le ton des banquiers de Genève. Il y règne ces allures protestantes, que le jansénisme simule: un égoïsme apparent

1. La Revue critique des livres nouveaux (juillet 1862) relève, en effet, les épigrammes de M. Francis Wey contre Genève et y répond. L'article consacré à Dick Moon n'en rend pas moins justice aux mérites de ce livre avec l'impartialité qui caractérise l'excellent journal de M. J. Cherbuliez, et que nous voudrions voir porter en littérature par tous les organes des intérêts religieux ou politiques.

claquemuré dans la famille; une tendance à réprimer tout élan qui ne favorise ni les largesses, ni la charité. »

Parmi les idées chères à Dick Moon, il en est une assez peu anglaise et qui appartient sans doute exclusivement à son interprète, c'est celle d'une sorte de prédestination historique des Français à la tutelle de l'Etat. La tendance de toutes nos traditions, le dernier mot de notre existence nationale, suivant Dick Moon, serait de nous absorber tous dans la direction du gouvernement et de transporter à celui-ci toute action, toute initiative. Les épigrammes de M. Francis Wey contre le régime parlementaire, essayé en France sous les règnes précédents, et l'admiration sans réserve qu'il professe pour la nouvelle ère impériale, paraissent tenir à cette manière de voir. Pour moi, je n'aime en aucun cas le fatalisme comme conclusion de l'histoire ; mais je le repousse surtout quand il conduit, par une pente d'ailleurs naturelle, à l'abdication de l'individu, et qu'il condamne une grande nation à une éternelle minorité.

Mais dans l'auteur de Dick Moon, nous devons moins voir l'homme politique que l'homme de lettres, et c'est par celui-ci que nous voulons finir. Comme écrivain, M. Francis Wey a, nous avons eu plusieurs fois l'occasion de le dire1, un soin extrême de la forme. Il est du petit nombre de ceux qui, plus sévères pour eux-mêmes que le public, cherchent toujours la meilleure expression de leur pensée. Sa phrase a de la concision, de la vivacité, de l'élégance. Il n'évite pas toujours les défauts de ses qualités, c'est-à-dire l'obscurité et la recherche'; mais combien il faut être indulgent pour les fautes qui naissent du travail excessif, à une

1. Voy. l'Année littéraire, t. II, p. 106-114, et t. IV, p. 63-65. 2. Je trouve dans la description d'une ruelle, description traitée à la manière flamande, les détails suivants:

« La vétusté mièvre et sordide ôtait aux masures leur dignité séculaire; on eût dit que les étroites fenêtres de ces logis, que protegeaient des barreaux turgescents de rouille, ne s'ouvraient plus

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époque où le culte du travail est si rare et la forme d'un grand nombre d'ouvrages d'une médiocrité si monotone ! On peut extraire de tous les livres de M. Francis Wey quelques phrases bizarres et précieuses, mais elles s'y perdent dans la foule des belles et fortes pages

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Voyages de curiosité et d'instruction. Les guides exacts et précis. MM. Joanne, du Pays, Piesse.

Nous l'avons déjà remarqué en fait de voyages, ceux qui nous tentent le plus, ce sont les plus lointains. S'il nous est donné de franchir nos frontières, de sortir de l'Europe, voir, observer, étudier le pays, les monuments et les hommes devient alors notre unique affaire, et nous n'épargnons ni le temps, ni l'argent, ni nos peines pour recueillir une ample moisson d'impressions et de souvenirs. Mais lorsque nous restons chez nous, si dignes d'attention et d'étude que soient les objets qui nous entourent, nous les regardons à peine; nous passons au milieu sans les voir, sans

jamais et que toutes les portes étaient condamnées. Chaque pas accroît l'impression dont on est saisi en passant devant ces turnes muettes. »> Je ne voudrais pas, par excès de rigueur contre le néologisme, chercher à M. Fr. Wey des chicanes de grammairien. Je lui passe donc turgescents et turnes; mais je lui demande à lui, qui a tant étudié notre vieille langue, quel sens il attache au mot mièvre dont tant d'auteurs abusent. Aujourd'hui le mot mièvrerie est devenu synonyme de fadeur, de sentimentalité niaise; au dix-septième siècle, il signifiait vivacité, espièglerie; témoin, dans le Malade imaginaire, le fameux portrait du jeune Diafoirus: « Lorsqu'il était petit, il n'a jamais été ce qu'on appelle mièvre et éveillé; on le voyait toujours doux, paisible et taciturne.... » Exemple curieux des révolutions du langage: le même mot arrivant à désigner des idées diamétralement opposées ! Ce n'est ni dans le sens du dix-septième siècle ni dans celui du dixneuvième que vétusté mièvre signifie quelque chose. Et cependant, si quelqu'un ne doit pas employer un mot sans en connaître la valeur, c'est l'auteur de l'Histoire des révolutions du langage en France.

nous faire une idée précise de leur forme, sans nous rendre compte de leur beauté ou de leur valeur. Le Parisien se distingue particulièrement par cette indifférence. Il n'est point de touriste venu de l'étranger ou de la province qui, en huit ou quinze jours, n'étudie plus de choses et ne visite plus de monuments que l'habitant de Paris en vingt ans de séjour. Désormais le Parisien sera inexcusable de persister dans une pareille ignorance. M. Ad. Joanne, qui nous a révélé par tant d'excellents guides-itinéraires les pays les plus éloignés, vient de nous faire pour Paris même la révélation la plus intéressante et la plus complète. Son Paris illustré, Nouveau Guide de l'étranger et du Parisien restera, j'en suis sûr, un des meilleurs modèles de la littérature des voyages.

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Au premier abord ce guide n'est qu'une édition nouvelle du livre qui avait été publié sous le même titre, il y a sept ans, par une société de littérateurs, d'archéologues et d'artistes. En substituant son nom à cet anonyme collectif, M. Joanne nous avertit que l'œuvre primitive a subi des remaniements et reçu des accroissements qui en ont fait un livre entièrement nouveau. Il en a changé le plan même et l'économie générale; il a multiplié les renseignements, il a refondu la rédaction pour donner place à une plus grande variété de détails. A un style facile, léger, et qui sentait la causerie littéraire, il a substitué une exposition plus sévère, où les agréments du style sont remplacés par la profusion des documents; et aucun autre système ne convient mieux aux ouvrages de cette nature.

On est effrayé de la masse de faits et de souvenirs accumulés par M. Joanne dans son Paris illustré, surtout quand on songe à la mobilité du sujet dont il s'agissait de fixer l'image. « Aucune ville en Europe n'a, dit-il, à aucune

1. L. Hachette et Cie, gr. in-18, CVIII-1030, avec 410 vignettes et 8 plans. Voy. sur les Guides Joanne, t. I de l'Année littéraire, p. 338-340; t. III, page 390-394, etc.

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