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Les pensées austères et mélancoliques de lord Byron, ses railleries, adressées aux vanités et aux grandeurs humaines, ont aussi leur écho dans quelques vers heureux du traducteur. Mais, en général, les réflexions conviennent moins bien à notre langage rhythmé que les peintures, et certaines réflexions nous frappent moins par leur justesse que par la faiblesse de l'expression. On voudrait ici un tour moins prosaïque, là plus de clarté, ailleurs plus d'harmonie. Je ne sais plus qui a dit que nous ne rendons bien que nos propres pensées; cela est surtout vrai du poëte. La plus belle idée, en passant du vers original dans le vers calqué, a toujours quelque chose d'avorté et d'incomplet. C'est un vrai tour de force que le traducteur de Child-Harold a accompli. Il y a dépensé beaucoup de courage, de patience et même de talent, mais une imitation. plus libre, pour ne pas parler des inspirations originales, lui aurait fait, comme poëte, plus d'honneur. Comme reflet du génie de lord Byron parmi nous, quelques pages du Dernier Chant de Child-Harold de M. de Lamartine valent mieux que la traduction complète de l'œuvre. Elles sont à la fois moins exactes et plus fidèles. Elles ne reproduisent pas les mots, ne suivent même pas les idées; mais elles procèdent de la même inspiration et sont imprégnées des mêmes sentiments.

ROMAN.

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1

L'événement littéraire de l'année: Les Misérables,
de M. Victor Hugo.

C'est au roman qu'appartient la publication qui doit passer pour le principal événement littéraire de l'année, celle des Misérables de M. Victor Hugo, promise et attendue depuis si longtemps. A en croire l'enthousiasme anticipé de quelques adorateurs, elle devait même être l'un des grands événements du siècle. Pour nous, qui aimons à admirer sans fanatisme et à juger sans irrévérence, nous avons été heureux de rencontrer enfin au milieu de cette multitude croissante de productions médiocres, ternes et sans relief dans leurs défauts comme dans leurs qualités, une œuvre puissante dont les beautés et les excentricités. mêmes portent l'empreinte du génie, et qui réveille la critique, quelquefois en l'irritant, d'autres fois en lui commandant l'admiration.

Les Misérables forment une longue suite d'études sociales ayant pour cadre une suite de romans, à la fois distincts et liés entre eux, comme les actes d'un drame. Tout l'ouvrage s'est développé successivement en cinq parties, chacune en deux volumes, avec un titre particulier : Fantine, Cosette, Marius, l'Idylle rue Plumet, Jean Valjean. En attendant que la pensée qui a inspiré les Misérables se dégage, plus ou moins claire, du livre entier, M. Victor

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Hugo fait entrevoir dans une préface d'une douzaine de lignes ce qu'il veut qu'elle soit.

Tant qu'il existera, par le fait des lois et des mœurs, ■ une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d'une fatalité hu- maine la destinée, qui est divine; tant que les trois pro<blèmes du siècle, la dégradation de l'homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l'atrophie de l'enfant par la nuit, ne seront pas résolus; <tant que, dans de certaines régions, l'asphyxie sociale sera possible; en d'autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu'il y aura ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas « être inutiles. »

Ces quelques mots d'introduction et le titre même de l'ouvrage indiquent suffisamment quels tableaux l'auteur des Misérables va présenter à la société moderne, pour lui rendre la conscience de ses maux et essayer d'y porter remède. Toutes les plaies que notre civilisation cache sous de brillants dehors vont être impitoyablement mises à nu. Le vice, le crime, la misère, ont trouvé dans M. Victor Hugo leur historien, leur poëte. Il en dira les causes, les développements, les ravages; il en défendra les victimes par une immense sympathie pour tout ce qui souffre. Prêt à donner un appui à la faiblesse, à tendre la main à toutes les chutes, il n'a pas plus de colère pour les défaillances du sens moral que pour les atteintes les plus imméritées de la fortune. L'enfant qui s'étiole au labeur précoce des manufactures, le père de famille qui meurt de faim sans trouver de travail, et le voleur condamné au bagne où sa dégradation s'achève, lui inspirent à peu près les mêmes sentiments une pitié commune pour les forfaits et les malheurs, une sourde indignation contre la société qui les fait naître ou qui les aggrave en les châtiant.

Ces sentiments sont-ils aussi justes qu'ils semblent géné

reux? Quel compte est-il légitime d'en tenir dans les théories même de l'économie sociale? Quelle place peut-on surtout leur donner dans les œuvres de pure littérature? Ce sont là de graves questions que tous les essais du roman social amènent naturellement devant la critique littéraire, mais que nous ajournons jusqu'au moment où nous aurons sous les yeux l'œuvre entière de M. Victor Hugo. Disons seulement que, sur ce terrain, l'auteur des Misérables rencontre de nombreux devanciers, à la tête desquels il faut citer Eugène Sue avec ses grandes élucubrations de littérature dite socialiste. Il s'y rencontre lui-même; car plusieurs de ses propres études d'une autre époque, Claude Gueux, Bug-Jurgal, le dernier Jour d'un Condamné, étaient déjà, sous le voile de la fiction, des peintures plus ou moins terribles du crime, du vice, de la misère. Toutes ces productions antérieures obligent: elles faisaient à l'auteur une tâche plus difficile; elles commandaient à la critique plus de réserve, en mettant en jeu dans une dernière œuvre un plus grand intérêt; car, à moins que les Misérables ne soient un solennel avortement, il faut que toutes les aspirations de l'auteur y trouvent leur terme, ses doctrines éparses une synthèse, sa pensée philosophique une conclusion, et toute sa vie littéraire un couronnement.

Nous devons mettre ceux de nos lecteurs qui n'ont pas le loisir de lire dix volumes, en mesure de juger avec nous le résultat dernier d'un si grand effort. Nous suivrons pour eux toutes les phases de ce vaste drame, dont chacun des actes veut être lui-même un drame, avec son intérêt propre, son action, ses héros particuliers, appelés tour à tour sur le premier plan et destinés à céder la place à d'autres, aux périodes suivantes. Quelque longue que soit notre analyse, elle aura peine à répondre au bruit qui s'est fait autour d'un tel livre1, aux éloges outrés ou aux critiques

1. Il y aurait un chapitre curieux d'histoire littéraire contemporaine

passionnées que plusieurs en ont faits avant de le connaitre.

Les deux premiers volumes, intitulés Fantine, quoique l'héroïne de ce nom n'y tienne pas la première place, ont été les plus lus et le méritaient. Etudiés comme œuvre d'art, ils révèlent bien les procédés de composition familiers à M. Victor Hugo. L'un pourrait s'intituler les Personnages, l'autre l'Action. Les personnages nous sont présentés dans trois livres, ou, pour mieux dire, dans trois grands tableaux, dont la succession même accuse chez l'auteur cette préoccupation, cette recherche du contraste à laquelle son génie doit ordinairement de si puissants effets. Il leur donne pour titres : Un Juste, la Chute, et En l'année 1817. Ils ont pour sujets : l'Évêque, le Forçat, la Grisette.

Arrêtons-nous devant ces tableaux pour faire connaissance avec les trois héros de la vertu, de la réhabilitation et du malheur.

à écrire sur les circonstances de la publication des Misérables et sur l'accueil fait par la presse à l'œuvre de M. Victor Hugo. Il y a eu des critiques qui se sont enfermés dès le début dans un silence systématique; d'autres qui, après avoir parlé des deux premiers volumes, se sont tus sur les huit volumes suivants. Quelques-uns ont épuisé contre l'auteur tout le répertoire de la littérature flamboyante; d'autres ont inventé des hyperboles en sa faveur. Des ennemis politiques ont trouvé de bon goût de lui rappeler en manière d'injure qu'il avait été pair de France; d'aucuns lui ont même reproché d'être exilé. En revanche, ses amis, ses adorateurs ont dépassé les bornes de l'apothéose. L'un lui adressait, sous forme de prosopopées épistolaires, un dithyrambe de dix colonnes; l'autre proclamait l'auteur a un élément; >> un troisième, après avoir longuement analysé en deux suites la première partie, se défendait de juger une telle œuvre, par cette raison << que, s'il était au pied du Mont-Blanc, il se garderait bien de vouloir le mesurer avec son parapluie! On dit, il est vrai, que parmi ces prôneurs exclusifs, l'un s'excusait en déclarant qu'il avait loué avant d'avoir lu; l'autre rachetait le bien qu'il avait écrit par les sévérités de sa parole, et le troisième laissait passer les suites de l'œuvre sans humilier de nouveau les Alpes devant elles. Ces exagérations peu sincères de la louange ne justifient pas les injustices et les violences de la critique ennemie, mais elles en sont, pour l'historien, les circonstances atténuantes.

D

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