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SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.

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Part de l'économie politique dans le mouvement intellectuel et bibliographique. De l'application de la méthode géométrique aux sciences morales et politiques. MM. du Mesnil et P. 0. Protin.

L'économie politique a, dans le mouvement des idées modernes, une part dont on peut juger par le mouvement bibliographique de l'année. Il ne se publie pas moins de cent cinquante à deux cents écrits français sur les questions économiques et sociales, sur la statistique, le commerce, les finances. Dans le nombre se trouvent des brochures de circonstance d'un intérêt trop fugitif, ou des publications trop spéciales ou même trop techniques pour que nous songions un instant à nous en occuper; une trentaine d'ouvrages peut-être mériteraient d'être de notre part l'objet d'une étude, ou tout au moins d'une mention. Nous regrettons de ne pouvoir, le plus souvent, les signaler que par des indications bibliographiques'. Nous com

1. Voy., dans l'Appendice, le § 2 de la section Sciences morales et politiques. On remarquera cette année, parmi les livres de cet ordre, dont nous ne pouvons parler, les Études morales et politiques, de M. Edouard Laboulaye (Charpentier, in-8, vim-391 p.), qui s'efforce de concilier dans une même sympathie l'Evangile et la liberté; les Portraits de publicistes modernes, de M. Baudrillart (Guillaumin, in-8), qui représente le même accord entre la morale et la science économique; l'Histoire de l'émigration, asiatique et africaine, ses causes, ses caractères et ses effets, par M. J. Duval (même libraire, in-8),

prenons, sans y souscrire tout à fait, les reproches que le Journal des Économistes adresse, sous une forme d'ailleurs très-aimable, à l'Année littéraire, de ne pas consacrer plus de pages aux études dont ce journal est l'organe, et pour ainsi dire, le moniteur officiel'. Nos lecteurs connaissent aujourd'hui assez notre plan général, pour juger eux-mêmes si notre cadre peut s'ouvrir davantage à des études qui, malgré leur faveur croissante, conservent toujours un caractère de spécialité.

Il est toutefois des questions si fécondes en livres et en brochures, que nous devons nous y arrêter pour marquer la place qu'elles prennent dans les préoccupations intellectuelles de l'époque. Telle est, par exemple, celle du libre échange, qui, après être restée si longtemps dans les théories, est entrée subitement dans les lois et dans les faits, sans passer aussi vite dans les idées reçues et dans les mœurs. Malgré le triomphe consommé des libres-échangistes, les discussions ne sont pas closes sur les principes qu'ils représentent, et ils sont encore obligés de défendre par la plume leurs théories légalement victorieuses contre des adversaires opiniâtres. C'est dans l'espérance de faire cesser cette guerre qu'un économiste éclectique, M. J. du Mesnil-Marigny, publiait, au lendemain même du traité de commerce avec l'Angleterre, Les libres-échangistes et les protectionnistes conciliés, ou Solution analytique des questions économiques restées jusqu'ici à l'état de problème 2.

Il y avait dans ce long titre une double ambition. L'auteur croyait d'abord avoir accordé des adversaires irré

qui ne craint pas de heurter de front les plus puissants préjugés de notre temps et de notre pays; la Théorie de l'impôt, ou la Dîme sociale, par Mile Clémence Royer (même librairie, 2 vol. in-8, xv1-758 p.), la première femme qui ait touché d'une main si ferme aux problèmes politiques et sociaux.

1. Voy. Journal des Économistes, numéro de mai, article de M. P. Boiteau.

2. Guillaumin, in-8, 416 p. (2o édit.)

conciables et terminé un débat interminable, comme une antithèse d'idées et comme un procès d'intérêts. C'était une première illusion; on ne pacifie pas aussi vite de pareilles querelles. « C'est l'affaire du temps, dit un critique, M. P. O. Protin, qui propose de substituer dans la formule de M. du Mesnil, au mot conciliés, celui d'éclairés.

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La seconde partie du titre contient une promesse plus difficile encore à remplir. L'auteur, ancien élève de l'Ecole polytechnique, se flatte d'apporter sur les questions économiques tenues jusqu'ici pour les plus insolubles une solution analytique et complète. Il la demandera aux sciences, qui d'ordinaire imposent la certitude par des procédés infaillibles et qui marquent toutes leurs propositions d'un caractère absolu de nécessité : je veux dire aux sciences mathématiques. Après le Quod erat demonstrandum du géomètre ou de l'algébriste, il n'y a plus de place pour le doute; le contraire d'une solution mathématique ne peut ni se soutenir ni même se supposer par hypothèse. On comprend que les mathématiciens, quand ils s'occupent des sciences morales et politiques, cherchent à y appliquer une méthode qui, dans un autre ordre'd'idées, a donné des résultats si solides.

La méthode des mathématiques est excellente, mais à sa place; elle a la puissance du levier, mais il lui faut son point d'appui. Dans les sciences dites exactes, l'enchaînement des formules, qui constitue la déduction mathématique, a pour point de départ des axiomes évidents par eux-mêmes et des définitions incontestées. Tous les éléments qui doivent entrer dans le calçul sont d'une détermination précise, s'il s'agit de faits; s'il s'agit d'idées, d'une généralité abstraite, absolue, immuable. Avec de telles données, vous pouvez aller rigoureusement du connu à l'inconnu; le raisonnement qu'un mathématicien philo sophe, Euler, appelait le rapport du contenant au contenu, tirera de vos prémisses nécessaires des conséquences né

cessaires comme elles. Voilà le secret de la puissance de la méthode mathématique. Elle est immense, mais son cercle d'action est étroit, et, si on l'en sort, c'est une machine qui, tournant dans le vide, peut mouvoir encore ses rouages, mais sans rien produire.

Les sciences morales en général, et l'économie politique en particulier, sont des sciences de fait, où l'observation a plus de part que le raisonnement, où les enseignements de l'expérience valent mieux que les oracles de la théorie, où il faut tenir compte à la fois des éléments les plus nombreux et les plus délicats, des influences les plus diverses, des causes d'action et de réaction les plus mobiles. Là, le chiffre exprime aujourd'hui les phénomènes connus et les résultats acquis, sans répondre des variations du lendemain. Faits relatifs, rapports changeants, lois contingentes, rien ne ressemble ici aux principes nécessaires, aux définitions simples, aux éléments précis de la mécanique ou de l'algèbre; tout repousse l'application des procédés géométriques.

C'est par une séduction devenue commune de nos jours, mais non moins dangereuse, que M. du Mesnil-Marigny transporte dans l'économie politique une méthode que d'autres de ses confrères de l'École polytechnique ont fourvoyée dans les diverses branches de la science sociale. Cette tentation n'est pas nouvelle; on sait que Descartes, grand mathématicien, créateur de l'application de l'algèbre

géométrie, avait le projet de donner à toute sa métaphysique la forme des traités d'Euclide; et Spinoza, mis au monde pour développer, comme dit Leibniz, les mauvais germes du cartésianisme, imprimait la rigueur de forme rêvée par son maître à ses propres écrits: Ethica more geometrico demonstrata.

L'aridité que l'imitation des procédés algébriques donne aux sciences morales en est le moindre des inconvénients; l'obscurité complète qui en résultera pour le plus grand

nombre des lecteurs, peu familiers avec les A+B et les X, n'en est pas le plus grave: on ne regretterait pas de s’initier tout exprès au langage des équations, si on devait en tirer sur l'homme et sur la société plus de vérités et de lumières. Mais le malheur est qu'il ne peut sortir de là que des idées vagues déguisées sous des apparences de rigueur, et des opinions personnelles indûment revêtues du sceau de l'infaillibilité scientifique. Qu'il s'agisse même de faits matériels, il y aura toujours dans vos équations, qui ont la prétention d'en donner la loi, des termes indéterminés, des et cætera qui en détruisent toute la rigueur. Que sera-ce, s'il s'agit des forces intellectuelles et morales? La pensée de les évaluer mathématiquement devient monstrueuse. Au milieu d'un déluge de formules algébriques sur la richesse nationale, je trouve, dans M. du MesnilMarigny, une explication que voici d'un des termes de l'équation:

L'expression analytique de PR non-seulement fait apprécier la richesse évaluée des peuples, mais en outre elle est la mesure du développement des diverses forces qui contribuent à leur prospérité.

Ces forces sont :

1o Les facultés physiques, intellectuelles et morales de l'homme, utiles aux sociétés ;

2o La fertilité de la terre sur laquelle il vit;

3o Le service des agents gratuits, tels que l'air, l'eau, les rayons du soleil, etc.;

4o Etc. (sic).

Des éléments aussi indéfinis, aussi variables que les derniers, sans compter ce fameux Etc., qui figure dans toutes les formules, ne donnent-ils pas à cette prétendue mathématique un air de dérision? Mais quand on voit introduire dans de telles équations nos propres facultés, on sent le besoin de protester, moins encore au nom de la conscience que du bon sens.

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