Images de page
PDF
ePub

propres enfants, et les hérésies seront étouffées dans les flammes ou noyées dans le sang: Abélard, Ramus, Michel Servet, celui-ci, dans la patrie même du libre examen, rappelleront les plus tristes triomphes de l'intolérance et du fanatisme. La philosophie se réveille, la science prend son essor; l'une et l'autre donneront à la liberté de penser de nouveaux martyrs: Jordano Bruno, Capanella, Vanini, Galilée. Jusqu'à nos jours, l'indépendance de l'esprit philosophique est expiée, sinon par le sang, du moins par des souffrances encore amères : Jean-Jacques Rousseau mène une existence misérable, et, dans un rang plus brillant de la société, Mme de Staël, en qui un courroux tout-puissant personnifie les idéologues, voit du fond de son exil ce courroux s'étendre sur ses plus inoffensifs amis.

Telles sont les persécutions dont l'auteur des Martyrs de la libre pensée retrace rapidement l'histoire. La vue de tant d'existences malheureuses, de trépas funestes ne lui semble pas faite pour inspirer aux âmes avides de vérité et de justice le découragement ou l'effroi, mais une noble émulation et une infatigable espérance. M. Barni croit que la cause de la liberté dans la science n'a cessé de gagner jusqu'à ce jour, malgré ses revers. Tant d'efforts et de sacrifices n'ont pas été stériles. La vérité a marché comme la terre, dont on forçait le génie à nier le mouvement. Si cher que le progrès du passé ait coûté, il répond du progrès de l'avenir.

8

Du bon sens en philosophie et de la simplicité dans la littérature philosophique. Les questions générales du droit. M. A. Caumont.

Parmi les études philosophiques, il faut placer et à un rang élevé l'étude du droit, quand elle remonte des questions de fait aux principes et qu'elle poursuit, par delà la

lettre qui tue, l'esprit qui vivifie. Le droit et la philosophie, considérés au point de vue de la forme, ont les mêmes conditions et doivent se recommander par les mêmes qualités littéraires. Descartes, appelé justement et à plusieurs titres le père de la philosophie moderne, a jeté les bases de la véritable littérature philosophique dès le jour où, renonçant à la langue latine employée jusque-là par les savants de l'Europe chrétienne, il a fait parler à la science de l'homme et de Dieu notre langue nationale. Ce jour-là le réformateur de la philosophie suivait à son insu la même inspiration qui avait porté Luther et Calvin à traiter en langue vulgaire la question de la réforme religieuse. Cette simple substitution de l'idiome de tous à un idiome d'initiés, était une de leurs plus grandes hardiesses et qui devait contribuer le plus au triomphe de toutes les autres. C'était sur des questions réservées auparavant à l'élite des docteurs un appel à la raison de tous, au sens commun.

C'est sous le patronage de cette autorité nouvelle que Descartes met expressément la philosophie; et, comme on flatte volontiers toutes les puissances qui se lèvent, il attribue, dès le premier jour, au bon sens un empire qu'il n'a malheureusement pas. « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, » dit-il au début du Discours de la Méthode. Et plus loin : « La puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes. »

Descartes a raison de vouloir que la science philosophique dans toutes ses parties s'adresse au bon sens et le prenne pour juge. Mais il a tort de croire que le bon sens soit si équitablement réparti entre les hommes. Je ne sais plus qui a dit le premier qu'il n'y a rien de si rare que le sens commun. C'était une vérité d'observation très-familière aux excellents esprits de Port-Royal qui, cartésiens dans tout le reste, ne partageaient pas sur ce point les illusions de

[ocr errors]

D

eur maître. S'ils écrivaient une Logique, c'est parce qu'ils savaient combien c'est une qualité rare que cette exactitude de jugement, » et que « l'on ne rencontre partout que des esprits faux. » Et Pascal, leur disciple indépendant et souvent indocile, jetait parmi ces pensées si brèves, si impérieuses, qui semblent le cri même de la conviction, cette ligne terrifiée et terrifiante: « Il y a beaucoup d'esprits faux. On dirait, pour la forme et le sentiment, le pendant de cette autre ligne sombre : « Le silence des espaces infinis m'effraye. »

Aussi rare que le veut Port-Royal, ou aussi commun que le suppose Descartes, le bon sens doit être la règle, la loi suprême de toute littérature philosophique. Le bon sens n'exclut ni la vivacité ni la force; la chaleur suit naturellement la lumière. Dans les questions philosophiques, ce sont les intérêts de l'homme qui sont en jeu, et l'on comprend que l'homme s'émeuve de leurs solutions, plus qu'il ne doit faire de celles des problèmes de physique mathématique ou d'algèbre. Et c'est parce qu'elle touche à ce que l'homme a de plus cher, à son passé, à son avenir, à ses espérances à ses craintes, à ses droits, à ses devoirs, que la philosophie est, avec la religion, une des premières inspiratrices de la poésie. Mais ce n'est pas un motif pour que la raison, déchaînant la folle du logis, s'emporte avec elle dans les libres espaces du rêve, accommode aux questions de philosophie pure ou appliquée les procédés et le style de l'Apocalypse, et traite du droit naturel ou du droit international en style de dithyrambe.

Ne pouvant, dans un livre comme le nôtre, juger au fond les ouvrages de métaphysique ou de jurisprudence, nous devons nous rejeter sur la forme, et voilà pourquoi nous avons donné place ici aux réflexions qui précèdent à propos d'un certain nombre de volumes, notamment de celui que M. Aldrick Caumont, avocat au Havre, intitulé: Étude sur la vie et les travaux de Grotius, ou le Droit naturel et

international. Que l'auteur ait reproduit sous son vrai jour une des figures les plus intéressantes du commencement du dix-septième siècle, celle d'un homme qui fut à la fois un penseur profond, un politique pénétrant, un écrivain habile, un martyr courageux de ses convictions, c'est ce que nous croyons volontiers avec l'Académie de législation de Toulouse, qui a couronné cet ouvrage sous la forme d'un mémoire envoyé à ses concours. On peut applaudir avec elle aux généreuses pensées que la vie de Grotius, si féconde en travaux et en malheurs immérités, a inspirées à son biographe enthousiaste; mais on doit s'associer aux reproches pleins de sens adressés par le rapporteur à cette forme et à ce ton qui jure avec la forme et le ton d'une composition scientifique. L'auteur, qui a employé dans toute son étude le style dithyrambique, s'était laissé emporter encore au-dessus de son diapason ordinaire dans un chapitre étrange, intitulé: l'Ame de Grotius au dixneuvième siècle. Il a le bon esprit de supprimer ces pages devant de justes critiques; mais ce sacrifice lui coûte; car c'était sous le souffle doublement inspirateur de la Nature et de Dieu qu'il avait évoqué l'Ame de Grotius devant les Nations et les Peuples. »

D

Du reste, les procédés de l'évocation et de l'invocation sont partout. M. A. Caumont n'expose pas les idées de Grotius, il les célèbre, il les chante. Ce n'est pas l'historien d'un homme, le commentateur d'un philosophe; c'est le poëte d'un héros, le prophète d'un Dieu. Les paragraphes de son livre sont les strophes d'un hymne sans fin. Dans son épanouissement lyrique, il submerge Grotius et le droit humain dans la Vérité suprême et s'abîme lui-même dans les splendeurs les plus mystérieuses de la révélation. La lecture attentive et réfléchie du Traité de Grotius, dit-il, nous a inspiré l'hymne que voici et que nous dédions à no

1. Aug. Durand et Maresq, in-8, 318 p.

tre tour à l'Homme Christ-Jésus. » Vient alors, avec force majuscules dans le texte, la paraphrase, en onze stances, du Verbe qui était au commencement et qui était en Dieu, et qui était Dieu, qui s'est fait chair, qui est venu dans le monde, qui y a apporté la Paix et aux accents duquel nous devons, « à l'instar de Grotius, ouvrir nos cœurs, » en répétant ce beau cantique: Gloire à Dieu dans les hauteurs des Cieux et paix sur la Terre aux hommes de bonne Volonté !

Est-ce là le ton qui convient à la philosophie, au droit, ou bien encore à l'économie politique à laquelle M. A. Caumont l'applique dans son Plan de Dieu, ou Physiologie du travail1? Croirait-on rendre ainsi plus littéraires par la forme des études et des sujets qui sembleraient trop étrangers à la littérature? Ce serait une grande illusion. La simplicité dans le vrai, la fermeté dans le bon sens, voilà les qualités propres de la littérature philosophique; l'ardeur de la conviction, la vivacité de la polémique peuvent y ajouter un accent personnel plus marqué, mais sans les faire disparaître ni les remplacer.

Ces procédés ambitieux de style ne seraient-ils pas aussi l'effet, par une réaction dont chacun a à se garder, de la vie et des travaux ordinaires de l'auteur? Un avocat d'une ville de commerce, livré, dit-on, avec distinction, aux affaires et aux études d'une jurisprudence toute spéciale, la jurisprudence nautique, s'arrache à ses labeurs quotidiens pour aborder la philosophie générale; il se croit obligé de changer de ton, de s'enfler la voix, au risque de la fausser; il veut faire à de plus grands sujets l'honneur de sa plus belle plume, et il prend la déclamation pour l'éloquence, l'emphase pour la grandeur. On trouverait à Paris même bien des savants, des hommes d'affaires, des médecins, des avocats, des magistrats, qui ne savent pas

1. Mêmes éditeurs, broch. in-8.

« PrécédentContinuer »