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de sentiments factices, mettre sur leurs lèvres un langage de convention et étouffer autour d'eux, sous la complication de formes éphémères, les vérités simples et éternelles de la religion et de la morale?

La direction ordinaire des idées de M. Nadault de Buffon a un effet marqué sur son style: il est pompeux et oratoire à l'excès; les sentiments qu'il veut inspirer, les passions qu'il se plaît à peindre, ont été tant de fois l'objet des tableaux de l'éloquence de la chaire, qu'il substitue involontairement le ton de la prédication à celui de l'exposition philosophique. La parole facilement emphatique dont le magistrat, comme le prêtre, prend l'habitude dans la solennité de ses fonctions, ne convient pas aux discussions de la science morale: il faut à celles-ci plus de simplicité dans la forme, comme plus d'indépendance dans la pensée.

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Curieux phénomène d'aberration philosophique et religieuse. Le mormonisme et ses prosélytes en France. M. A. Bertrand.

Ce serait une chose singulièrement étrange pour les hommes d'une époque comme la nôtre que d'assister à la naissance d'une nouvelle forme religieuse s'appuyant, au milieu du grand jour de la publicité moderne et des progrès des sciences naturelles, sur une révélation extrarationnelle et sur la foi au merveilleux. C'est là pourtant le phénomène qui semble se produire depuis une trentaine d'années aux portes de la jeune république de l'Amérique du Nord. Une doctrine religieuse de toutes pièces a été tirée, il y a trente-cinq ans, par un homme obscur, de prétendus livres reçus de Dieu. Elle a produit, par une évolution rapide, tout un ensemble de conséquences politiques et sociales; elle s'est créé enfin un

peuple dans lequel elle s'est incarnée, comme autrefois la loi de Moïse dans la nation juive; ce peuple a eu ses persécutions, dont la violence aurait dû l'anéantir et lui a donné un plus grand essor; il a eu ses fuites à travers les déserts, son entrée dans une terre promise où il se proclame sous le nom de Saints du dernier jour », le véritable peuple de Dieu. On voit que nous voulons parler des mormons qui colonisent, autour du grand Lac-Salé, le territoire d'Utah, sous le gouvernement de Brigham Young, successeur immédiat du prophète fondateur Joseph Smith.

Il a déjà été publié, en France, sur le mormonisme et les mormons, un assez grand nombre d'écrits, de brochures, de volumes même, et surtout d'articles de revues et de journaux. Mais, jusqu'à présent, il ne s'était produit chez nous, comme publications originales, que des relations de voyageurs assez indifférents à la question religieuse qui s'agite au fond du mormonisme, ou des critiques dédaigneuses ou violentes contre un système d'idées et d'institutions si opposées aux nôtres. Les expositions sérieuses ou les apologies de ces étranges dogmes pullulaient cependant dans la langue anglaise, et quelques-unes avaient été traduites en partie dans notre langue. Aujourd'hui paraît le premier livre français émanant d'un de nos compatriotes, adepte fervent de la foi nouvelle; il est intitulé résolûment: Mémoires d'un mormon 1. L'auteur, M. L. A. Bertrand, se propose d'en exposer les dogmes, de les défendre contre des interprétations qui les altèrent, de raconter les circonstances merveilleuses de leur révélation et l'histoire encore si courte, mais déjà si remplie, du peuple qui les représente. Il y mêle quelques détails sur lui-même, sur sa vie, sur sa conversion.

Les confidences de M. L. A. Bertrand sur lui-même nous montrent une fois de plus combien l'éducation pre

1. Collection Hetzel, in-18, 324 p.

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mière, qui a tant d'influence sur la direction générale de toute une génération, a peu de pouvoir sur le développement futur de quelques individus, et les dispute mal aux influences du dehors ou aux tendances de leur propre nature. Comme Voltaire, avec lequel il n'aura guère d'autre point de rapport, M. Bertrand a été élevé par les jésuites. Mon père, dit-il, le meilleur des pères, croyant deviner en moi une vocation ecclésiastique, m'avait placé sous la direction du fameux père Loriquet. Singulière vocation et singulière école pour arriver aux dogmes du mormonisme! Comment, sur la racine de la foi primitive, cultivée dans une jeune âme par l'adversaire le plus décidé des choses modernes, a-t-il pu germer un besoin de nouveautés religieuses qui devait demander au mormonisme sa satisfaction? Il faut convenir que, pour le néophyte mormon, cette satisfaction est entière; plus de doutes dans son esprit; le calme complet dans cette âme autrefois si inquiète. Il a trouvé, sur les bords du Lac-Salé, son chemin de Damas. C'est maintenant un des missionnaires de sa religion. Il ne revient en Europe que pour y faire des prosélytes, et son livre n'est sans doute, à ses yeux, qu'un moyen de propagande.

Il est, aux nôtres, un des témoignages les plus curieux de la faiblesse de la raison humaine et de l'empire que prend sur elle le besoin du merveilleux, qu'il soit exploité par les impostures d'un homme habile ou par l'enthousiasme d'un halluciné. Le mormonisme, comme tous les faits humains qui sont toujours plus compliqués qu'on n'est tenté de le croire, a plus d'une sorte de cause, et je conçois que les « Saints des derniers jours, » considérés dédaigneusement par un de leurs critiques « comme un ramassis d'idiots de tous pays et de toutes langues,» par leurs voisins de civilisation chrétienne, comme les membres coupables d'une société monstrueuse qu'il faut anéantir, exercent sur beaucoup d'esprits inquiets de notre temps une

certaine fascination. Sans regarder aux éléments de ses dogmes religieux et politiques, le mormonisme au dixneuvième siècle est une folie qui explique la folie de plusieurs autres pays et de plusieurs autres siècles. A l'accent même de l'auteur des Mémoires d'un mormon, on voit que ce peut être une folie sincère.

M. L. A. Bertrand parle avec une simplicité convaincue de l'authenticité du livre de Mormon; il accueille les fables de la révélation nouvelle sur l'origine des deux Amériques, leur population primitive, leur histoire, que personne ne connaît. Il fait honte à la science du silence qu'elle a gardé jusqu'ici sur le passé du nouveau monde et glorifie la religion nouvelle des lumières inattendues par lesquelles Joseph Smith a dissipé cette nuit. Le mormonisme a comblé une lacune dans les annales du monde. Non-seulement il nous retrace d'un passé inconnu une histoire que personne ne peut démentir, mais il annonce d'avance l'avenir de l'Amérique et celui de l'humanité. Les mormons ont des prophéties dont le langage est, selon l'usage, assez vague pour s'appliquer un peu plus tôt ou un peu plus tard à de grands événements. Quelques-unes sont accomplies déjà ou en voie de s'accomplir. Ainsi, dès 1832, la rupture de l'Union américaine, la révolution qu'elle doit entraîner dans le nouveau monde et le contrecoup qu'elle aura dans l'ancien, « ont été, selon M. Bertrand, solennellement prédits par l'humble fondateur du mormonisme. » On nous cite à l'appui le texte de la « Révélation donnée à Joseph Smith, » et l'on y voit annoncer à la suite de la séparation des États du Sud, inaugurée par la rébellion de la Caroline, l'immixtion de l'Angleterre et des diverses nations dans une guerre d'extermination universelle. Tous les fléaux, naturels et surnaturels, fondront sur les habitants de la terre, et toutes les nations des gentils seront complétement détruites, et alors viendra pour les Saints, < et il vient bientôt, dit l'Eternel,» le jour du Seigneur.

Le côté mystique du mormonisme se rattache à la fois, comme le mahométisme, à la révélation de Moïse et au christianisme dont il prétend être le complément; le côté moral, politique et social l'éloigne et le rapproche tour à tour de l'ancienne société juive et des sociétés chrétiennes. Nous ne pouvons entrer ici dans aucun détail; on verra dans le livre même de M. Bertrand comment ce peuple, avec des mœurs « qui sont plus que singulières, » comme dit la Préface de l'éditeur, se défend du reproche d'immoralité; comment la polygamie s'organise sous le nom de mariage patriarcal, et comment, à côté d'elle, des fautes pour lesquelles nos mœurs sont indulgentes sont frappées là-bas d'une sévère pénalité. On y verra le système théocratique le plus absolu s'établissant chez des hommes que le besoin de liberté avait sans doute contribué à pousser hors de leurs foyers vers tous les hasards de l'émigration. Quoique le mormonisme, suivant M. Bertrand, rallie au moins 120 000 adhérents en Europe, dans le Nord surtout, je compte assez sur le bon sens des compatriotes de Voltaire pour ne pas craindre que son œuvre de propagande réussisse beaucoup chez nous; mais son livre aura, même pour les esprits légers, un attrait de curiosité, et il offrira aux philosophes une matière à des réflexions dont nous ne pouvons dire ici la portée.

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Les aberrations de la foi au surnaturel parmi nous le spiritisme. Correctif: renaissance de l'incrédulité. M. Miron.

Il n'est pas besoin d'aller si loin pour voir les folies où les écarts de la foi au surnaturel peuvent entraîner l'esprit humain. Au milieu de nous, nous voyons naître, grandir un genre nouveau de superstition, le spiritisme, avec ses prétentions à une mission supérieure, ses prophètes des

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