Images de page
PDF
ePub

Quelle admirable et touchante conception que celle de l'évêque! Quelle sympathique figure! Que de simplicité tout ensemble et de grandeur! Quelle égalité, quelle constance dans le bien! Quel dévouement aux autres! Quelle abnégation de soi-même! Quelle tolérance dans la foi! Quelle ardeur dans la charité ! C'est le modèle accompli de toutes les vertus chrétiennes; c'est un des rares types de l'idéal évangélique. On croirait que l'auteur a voulu réunir dans un même personnage toutes les beautés morales éparses dans la Vie des Saints. On croirait qu'il a voulu, par le plus suave contraste, faire pålir la sombre figure de son Claude Frollo, ce prêtre orgueilleux et cruel de NotreDame de Paris. En vain nous prévient-il que de pareils modèles sont rares dans l'Eglise, que M. Myriel, appelé par les pauvres gens du diocèse de D... « Monseigneur Bienvenu,» était une exception dans l'épiscopat du premier Empire; il semble, pendant plus de cent pages, que M. Victor Hugo ait entrepris de réconcilier la société moderne avec le clergé et qu'il attende de l'influence évangélique la réalisation des plus chères espérances de la démocratie.

Et ce n'est pas par les amplifications oratoires du panégyrique que l'auteur des Misérables mettra tant de vertu et de sainteté dans le plus beau jour; l'analyse psychologique où il excelle ne suffira pas. Après nous avoir déroulé dans les études les plus approfondies tous les sentiments d'une si belle âme, il nous les montrera à l'œuvre dans une suite de récits dont quelques-uns nous plaisent jusqu'au ravissement ou nous touchent jusqu'aux larmes. A part de rares et courts passages qui rappellent la manière immodérée d'une autre époque, toute la relation de la sainte vie de Mgr Bienvenu est écrite avec une étonnante simplicité.

Parmi tant de scènes, celle où l'évêque échange son beau palais contre le pauvre réduit qui sert d'hôpital, montre comment M. Myriel entend le bien. Il en est venu à accomplir

comme les actes les plus simples les plus grands sacrifices. Une exécution capitale doit avoir lieu dans la ville de D...; l'aumônier de la prison est malade; le curé de la paroisse, qu'on va chercher pour assister le patient, refuse cette corvée, en ajoutant : « D'ailleurs, ce n'est pas là ma place. » L'évêque, à qui on rapporte cette réponse, dit : « M. le curé a raison, ce n'est pas sa place, c'est la mienne. » Et malgré toutes les révoltes intérieures de sa sensibilité, il rend lui-même au condamné le suprême service que lui réserve la religion.

Il faut voir le budget de l'évêque de D... et l'emploi qui en est fait. Sur les quinze mille livres qu'il reçoit de l'Etat, il en garde mille pour ses propres dépenses; tout le reste est partagé régulièrement entre toutes les classes des malheureux. Il appelle cela régler les dépenses de sa maison. Les frais de carrosse et de tournées qui lui sont alloués, au grand scandale d'un conventionnel devenu sénateur, se transforment également en secours et en aumônes. Son cœur comme sa bourse appartiennent tout entiers aux malheureux.

Une scène grandiose, mais d'un effet équivoque, tranche sur cette édifiante et touchante légende : c'est la visite au conventionnel mourant. Après avoir élevé si haut la vertu évangélique, M. Victor Hugo a senti le besoin de lui faire courber le front devant la vertu républicaine. L'ancien conventionnel va mourir solitaire dans une sorte de tanière champêtre où l'a relégué la haine des partis monarchiques. Le prélat veut porter à ses derniers moments une parole chrétienne; il trouve un homme qui conserve dans la mort toute la dignité d'un sage, toute la sérénité d'un saint. L'évêque hasarde quelques mots sévères sur l'œuvre de la Révolution et sur son triomphe par la terreur. Le conventionnel réplique par les souvenirs de l'intolérance sanguinaire du fanatisme catholique à un autre âge; à la guillotine il oppose les bûchers et les tortures; à Marat battant

des mains au nouvel instrument de mort, il donne pour pendant Bossuet chantant le Te Deum sur les dragounades. Enfin il raconte sa vie, ses luttes, son dévouement à la patrie, son désintéressement dans le pouvoir, son courage contre les excès; tous ces devoirs remplis selon ses forces, et pour prix desquels il s'est vu persécuté, haï, conspué, proscrit. Et l'évêque, s'agenouillant devant cet homme en cheveux blancs que le fanatisme considère déjà comme un damné, lui demande sa bénédiction.

La vertu de M. Myriel se trouve en présence d'une autre misère qui lui fournira l'occasion de s'exercer sans lui causer de trouble; le second personnage des Misérables entre en scène c'est le forçat. Jean Valjean a passé dixneuf ans au bagne: cinq ans pour un pain volé lorsqu'il allait mourir de faim, et quatorze ans pour diverses tentatives d'évasion. L'ignominie du châtiment l'a attaché pour toujours et comme rivé au crime; plus de place pour lui dans la société, plus de travail honnête, plus de moyens de vivre. Au sortir des fers, il a reçu un passe-port jaune qu'il doit montrer partout où il se présente, et toutes les maisons, les auberges mêmes se ferment devant lui. Abreuvé de honte, harassé de fatigue, mourant de faim, il vient un soir se coucher sur une pierre au pied de l'église, à quelques pas de la porte de l'évêque, où le hasard, disons mieux, la Providence l'envoie enfin frapper.

Cette porte ouverte à tous ne sera pas fermée pour lui. En vain le forçat déclare en entrant qui il est, d'où il vient, et comment on le chasse partout; Mgr Bienvenu fait mettre pour lui un couvert à sa table et des draps blancs au lit hospitalier, voisin de son propre lit. Il parle au galérien avec des égards; il l'appelle : « Monsieur; » il lui témoigne toute la considération dont l'ignominie a soif.

Au milieu de la nuit, Jean Valjean, quoique touché de l'accueil reçu, est affreusement tourmenté par un accès de convoitise si facile à satisfaire, et après une lutte dans la

quelle les mauvais instincts triomphent, il s'empare de quelques couverts d'argent qui composent tout le service de table. du prélat. Il s'enfuit; mais le lendemain les gendarmes le ramènent chez l'évêque, qui, lui montrant sur sa cheminée deux chandeliers d'argent, lui demande pourquoi il ne les a pas emportés avec les couverts, puisqu'il les lui avait également donnés.

Le galérien, remis en liberté, a juré à l'évêque d'employer cet argent à devenir honnête homme. Il rencontre, le jour même, dans les champs, un enfant auquel il vole encore une pièce de quarante sous; mais ce sera le dernier triomphe du génie du mal; il a honte de lui-même, de ses instincts, et, après une affreuse nuit d'angoisses, l'influence de Mgr Bienvenu, son bon ange, l'emporte : il est sauvé.

Le dernier des trois personnages importants des Misérables, Fantine, est introduit au milieu d'une assez nombreuse compagnie d'étudiants et de grisettes. L'héroïne qui devait donner son nom à toute la première partie du drame aurait pu avoir les honneurs d'une meilleure présentation. Nous sommes en 1817, et M. Victor Hugo trace le tableau le plus original et le plus piquant de cette année peu mémorable qui néanmoins paraissait aux contemporains grosse de mémorables événements. En cette année donc .... où le format des journaux était petit, mais où la liberté était grande.... où M. Clauzel de Montals se séparait, sur divers points, de M. Clauzel de Coussergues.... où il y avait à l'Académie un Fourier célèbre que la postérité a oublié, et dans je ne sais quel grenier un Fourier obscur dont l'avenir se souviendra.... en cette année 1817, quatre jeunes Parisiens firent une bonne farce. »

Ici se placent des scènes de la vie des étudiants qui n'ont rien de bien nouveau ni de très-fort. Quelques coups de pinceau, dignes de M. Victor Hugo, relèvent à peine un tableau esquissé vingt fois par des romanciers de second

ou de troisième ordre. Voici la farce : Quatre étudiants de dernière année, dont le chef de file est loin d'être un jeune homme, font une suprême partie de campagne avec quatre grisettes qui toutes ne sont pas de la première jeunesse. Après de gaies excursions dans les contrées les plus charmantes des environs de Paris, on revient dîner joyeusement aux Champs-Élysées. Les jeunes gens, qui ont promis à leurs amies une grande surprise pour bouquet de cette fête, sortent au dessert, et après une heure d'attente curieuse, le quatuor féminin reçoit une lettre collective où leurs amants leur annoncent qu'ils ont quitté Paris pour toujours ils allaient devenir notaires, médecins ou avoués. Les quatre femmes rient beaucoup de cette folie. La plus jeune, la plus belle, pourtant, rentre chez elle pour pleurer elle avait un enfant. C'était Fantine.

Avec le second volume le drame commence. Fantine fuit Paris pour retourner à M.-sur-M., sa ville natale. Elle confie, en passant, sa petite Cosette à des aubergistes de Montfermeil, véritables loups-cerviers qui spéculent à la fois sur la tendresse de la jeune femme et sur la honte de sa maternité, et elle va demander au travail des ressources pour vivre et payer la pension de son enfant.

Elle retrouve la petite ville de M.-sur-M. toute transformée. Un homme intelligent y est venu quelques années auparavant, qui a renouvelé, par son initiative, l'industrie particulière du pays, celle des jais et des verroteries noires. Il s'est enrichi; mais il a surtout enrichi la contrée. Limitant volontairement le chiffre de sa fortune, qu'il aurait pu élever à plusieurs millions, il épuise ses bénéfices en bonnes œuvres; il a des ateliers modèles où tout honnête ouvrier, toute fille honnête a du travail assuré; une école, une infirmerie avec des sœurs de charité, et diverses institutions fondées par lui attestent sa sollicitude pour les intérêts matériels et moraux du pauvre. Cet homme fait le bien simplement; il se dérobe aux éloges, aux honneurs,

« PrécédentContinuer »