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transformations du goût, des influences sociales ou politiques, morales ou religieuses, dont l'art reçoit inévitablement le contre-coup: voilà comment on peut se faire une idée juste d'une période artistique prise dans son ensemble et suivie dans ses développements. M. Ernest Chesneau, dont nous avons signalé le compte rendu du Salon de 1859, s'est efforcé de s'élever à ces considérations d'ensemble pour faire connaître et juger la peinture française au dix-neuvième siècle. Il étudie les Chefs d'école1 dans un volume qui paraît n'être que le premier d'une série.

Les chefs d'école, pour lui, sont, de la fin du dix-septième siècle à nos jours, L. David, Gros, Géricault, Decamp, MM. Messonnier, Ingres, H. Flandrin, E. Delacroix. Ils sont les sujets, j'allais dire les héros, de monographies dont la suite est destinée à retracer toute l'histoire de notre peinture depuis une soixantaine d'années. Ces noms sont-ils également bien choisis pour représenter toutes les phases de l'art français et les diverses révolutions du goût dans cette période? Quelques noms, malgré le talent individuel qu'ils rappellent, ne sont-ils pas surfaits avec complaisance pour prendre dans l'histoire de l'art une signification historique inattendue?

La liste des chefs d'école, ensuite, est-elle complète? Il s'en faut de beaucoup il y manque des hommes qui, sympathiques ou non, n'en marquent pas moins une étape dans le mouvement artistique, une direction souvent durable des esprits. Comment l'histoire de l'art contemporain sortirait-elle complète d'une suite de monographies où H. Vernet, Paul Delaroche, A. Scheffer, manquent ou ne sont cités qu'en passant? Vainement M. Chesneau exprimera, dans son introduction, la répulsion qu'il éprouve pour ces maîtres et leurs écoles; vainement il accuse chez celui-ci des erreurs de système dont les conséquences ont

1. Didier, in-18 jésus, xxxv-424 p.

dépravé le goût public, chez celui-là l'absence de l'austérité morale nécessaire à la grande peinture, chez un troisième la nullité, dans une nature élevée, du sens pittoresque. Malgré les écarts ou les lacunes de leurs talents, ces hommes n'en ont pas moins pris et tenu une grande place; ils ont agi sur le goût du public auquel ils faisaient des concessions; et si leur popularité a été ou doit être plus passagère que celle de quelques-uns de leurs contemporains, cette popularité devait être mise dans tout son relief et rattachée à ses causes.

M. Chesneau ne voit pas assez, hors de l'art ou audessus de l'art, les causes qui en expliquent les révolutions. Cette étude est cependant nécessaire quand on embrasse une aussi longue période; elle serait plus utile et plus intéressante que certaines théories d'esthétique un peu arbitraires. On nous parle beaucoup de l'école moderne, c'est-à-dire de l'école actuelle; car la plus grande gloire de ces maîtres si voisins de nous est, dit-on, de l'avoir préparée. De quelle école s'agit-il? par quelles œuvres, par quel mouvement fécond révèle-t-elle son existence? Je crois que, par la peinture moderne, M. Chesneau entend celle que la critique, éclairée par la comparaison de systèmes tour à tour trop vantés, est arrivée à concevoir comme la plus conforme aux conditions générales et durables de l'art. Mais alors cette peinture moderne est-elle autre chose qu'un idéal légitime ou arbitraire dont nous entrevoyons la réalisation plus ou moins prochaine, mais que nous ne rencontrons nulle part?

Ce n'est point le lieu de discuter ici les jugements et les impressions de M. Chesneau comme critique. Il porte dans les uns et dans les autres, avec moins de fougue toutefois, les qualités que nous avons déjà signalées chez lui. Il juge par lui-même, il a dans ses appréciations un accent frappant de sincérité; il est, comme dans ses revues de Salon, partisan décidé de la liberté de la critique. Je lui

reprocherai d'accuser avec trop d'effort le caractère personnel de ses jugements. Est-il besoin de se torturer pour être et rester soi? La vraie personnalité devrait se faire reconnaître au contraire à la simplicité et au naturel. Un classement factice, des divisions recherchées, des rapprochements arbitraires, ne feront cependant méconnaître à personne dans les Chefs d'École tout ce qu'il y a d'esprit, de pénétration analytique, d'idées élevées ou de faits intéressants.

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Intérêt des moindres révélations biographiques sur les grands maîtres. Beethoven, Cherubini.

Quand il s'agit de grands artistes comme Beethoven ou Mozart, il n'y a point de détails indifférents dans leur vie ou dans leurs œuvres pour les dévots de leur génie. Après les grands travaux de critique ou de biographie qui leur sont consacrés, les simples notes et souvenirs qui les concernent ont encore de l'intérêt. Aussi les amis, les fanatiques du plus grand des symphonistes nous sauront gré de leur signaler un recueil d'anecdotes, de renseignements, d'éléments nouveaux d'appréciation, publié sous ce titre : Notices biographiques sur L. van Beethoven, par le docteur F. G. Wegeler et Ferdinand Ries, et traduit de l'allemand par M. A. F. Legentil1.

Ce n'est point une étude d'ensemble sur la vie ou sur l'œuvre de l'illustre auteur de la Symphonie pastorale; c'est le complément des études et des histoires publiées jusqu'ici; ce sont des souvenirs recueillis avec une sorte de piété filiale. Des lettres de Beethoven, de simples billets, jettent un jour intéressant sur sa personne et ses travaux.

1. Dentu, in-18, 250 p., avec musique gravée.

Nous descendons dans la vie intime, nous voyons l'homme de génie à son foyer, dans sa famille. Ses études, ses relations, sa position de fortune, sa santé, son caractère aigri par l'infirmité la plus fatale pour un musicien, la surdité; ses affaires, ses projets d'avenir, ses voyages, ses idées sur les autres compositeurs, ses soins pour ses élèves, ses idées sur ses propres œuvres et tant d'autres choses grandes ou petites, sont l'objet, dans les Notices biographiques, de détails nouveaux intéressants et puisés à de bonnes sources.

Un intérêt analogue s'attache à une publication de M. Dieudonné Denne-Baron sur un nom moins célèbre dans l'histoire générale de l'art musical, mais bien important encore dans celle de la composition religieuse et lyrique en France; elle est intitulée Mémoires historiques d'un musicien. Cherubini, sa vie, ses travaux, leur influence'. M. Denne-Baron connaît à fond le maître dont il parle, et c'est à bon escient qu'il l'admire. C'est par des faits et des appréciations pleines d'autorité qu'il cherche et réussit à faire partager au lecteur sa sympathie et son admiration.

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Introduction de l'esthétique allemande en France. Coup d'œil rétrospectif. La traduction de la Poétique de Jean-Paul Richter.

L'esthétique ou la science du beau, qui ne laisse pas que de fleurir en France, a surtout l'Allemagne pour patrie. Là elle a ses chaires distinctes, ses professeurs propres dans les universités, et l'enseignement du livre ne cesse de reprendre, de fixer et de compléter l'enseignement des

1. Heugel, in-8, 75 p.

cours publics. Aussi on ferait toute une bibliothèque avec les ouvrages spécialement écrits dans la langue de Kant, de Herder, de Schiller, de Schlegel, de Schelling, de Hegel, de Schleiermacher, etc., sur le beau, ses principes rationnels, ses effets psychologiques, et sur les conditions de sa réalisation dans la littérature et les arts.

On doit remarquer sans doute que les esthéticiens frauçais, peu nombreux d'ailleurs, si l'on ne comprend pas sous ce nom les simples critiques, se sont naturellement inspirés de tout ce que la philosophie du beau a produit en Allemagne de plus original depuis soixante ans. Mme de Staël, à qui il faut toujours revenir quand on parle des travaux faits pour révéler le génie allemand à la France, avait déjà dessiné à grands traits, de sa main fidèle et sûre, le mouvement général des idées sur les arts et le beau les plus en faveur chez nos voisins d'outre-Rhin et les plus conformes à leur caractère national. Comme le peuple allemand s'est développé en philosophie dans le sens propre de son génie, il en résulte qu'aujourd'hui encore le tableau de l'esthétique allemande tracé par Mme de Staël, susceptible de quelques modifications de détail, reste toujours vrai pour l'ensemble.

Ce n'en est pas moins dans les ouvrages mêmes des philosophes et des critiques allemands qu'il faut aller puiser une idée complète des systèmes d'esthétique qui s'y épanouissent avec tant de complaisance, et pour cette tâche les interprètes et les commentateurs français ne manquent pas. Les théories de Kant sur le beau peuvent se lire, en notre langue, dans les traductions générales de MM. Tissot et J. Barni. Un volume tout entier de la traduction des OEuvres de Schiller, par M. Ad. Regnier, déjà connu de nos lecteurs, est consacré à l'esthétique1. Les Leçons sur l'histoire et la théorie des beaux-arts, de A. G.

1. Le t. VIII, in-8, 530 p.

Voy. t. IV de l'Année littéraire.

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