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aux récompenses. Il a refusé la croix à la suite de l'exposition industrielle de 1815; nommé deux fois maire de M.-sur-M., il a accepté, après un premier refus, en s'entendant accuser par une femme du peuple de reculer devant le bien à faire. Cet homme, que l'on a appelé tour à tour le père Madeleine, M. Madeleine et M. le maire, a une cinquantaine d'années; il est venu on ne sait d'où. Le soir de son arrivée, un incendie venait d'éclater à la maison commune il s'était jeté dans le feu, avait sauvé deux enfants qui se trouvaient être ceux du capitaine de gendarmerie, et on n'avait pas songé à lui demander son passeport.

C'est dans les ateliers de M. le maire de M.-sur-M., en qui on a reconnu déjà Jean Valjean, que Fantine a été admise. Son travail suffit tout juste à sa vie et à ses charges maternelles. Mais il y a des bonnes âmes qui épient toutes ses démarches; on apprend qu'elle a un enfant, et la surveillante de l'atelier des femmes la chasse, au moment où les gens de Montfermeil exigeaient une somme plus forte pour garder sa fille.

Fantine s'offre en vain comme servante; toute maiso honnête lui est fermée. Elle repousse quelques propositions honteuses et essaye de travailler chez elle; elle gagne à coudre douze sous par jour, et sa fille lui en coûte dix. Sa misère est bientôt horrible. A l'hiver, pour acheter une jupe à son enfant, elle vend sa chevelure. Un peu plus tard, on lui dit que sa fille est malade et qu'il faut quarante francs pour payer le médecin et les remèdes : elle se laisse arracher ses deux plus belles dents pour deux pièces d'or. On lui réclame enfin cent francs pour la convalescence de sa fille qu'on menace de mettre à la porte. « Vendons le reste, dit la malheureuse, et elle se fait fille publique.

Un démêlé nocturne avec un jeune désœuvré qui a tous les torts, la livre aux mains de l'inspecteur de police, le rigide M. Javert, qui malgré ses pleurs, son désespoir,

la condamne à six mois de prison. Elle est mise en liberté par M. le maire, conduite à l'infirmerie et soignée comme dans la plus tendre des familles. La misère, les angoisses ont développé en elle des germes de mort dont il sera difficile d'arrêter le développement.

Cette crise en amènera une plus terrible. L'inspecteur Javert, qui a été employé dans sa jeunesse au bagne de Toulon, a déjà cru reconnaître sous M. Madeleine le forçat Jean Valjean, signalé comme un des plus dangereux galériens en rupture de ban. La fureur que lui cause l'acte d'autorité de M. le maire dans l'affaire de Fantine achève de lui ouvrir les yeux, et il dénonce l'ancien forçat. On lui répond qu'il est fou, que Jean Valjean vient d'être arrêté, pour un dernier vol, scus le faux nom de Champmathieu, qu'il est reconnu par trois de ses compagnons de chaîne, qu'il va comparaître aux prochaines assises d'Arras, et d'où il sera inévitablement renvoyé au bagne pour le reste de sa vie.

Qu'on juge du bouleversement où ces détails jettent M. Madeleine. Une horrible lutte s'élève en lui. M. V. Hugo qui aime les titres bizarres, excentriques, met sous celuici: Une tempête sous un crâne, » une des études psychologiques les plus fortes et les plus vraies qui soient sorties de sa plume. Le premier mouvement de M. Madeleine est de courir à Arras, de confesser la vérité, de sauver un innocent, en livrant le coupable. Mais combien de subtiles sophismes n'inspire pas l'intérêt de la conservation! Ce Champmathieu, qui n'est, après tout, qu'un obscur voleur, mérite-t-il d'être sauvé du bagne par un tel sacrifice? Puis il ne s'agit pas, pour M. Madeleine, de se sacrifier seul; sa chute sera un malheur public; toute la prospérité de M.-sur-M. dépend de lui; toutes les bonnes œuvres que représentent les millions qu'il peut encore gagner, vont s'évanouir. N'est-ce pas la Providence elle-même qui récompense ses efforts et sanc

tionne sa réhabilitation, en assurant par l'apparition d'un faux Valjean la sécurité du Valjean véritable?

Vains subterfuges! la conscience parle plus haut; mais la nature n'est pas encore domptée, et M. Madeleine n'a rien décidé quand il part pour Arras. Il prendra conseil des circonstances. Des obstacles, qu'on pourrait dire providentiels, s'accumulent sur sa route il les bénit intérieurement, mais il fait tout ce qui est humainement possible pour les vaincre. Sa voiture se brise deux fois; le chemin, en réparation, est à peine pratiquable; son cheval tombe de fatigue: il remédie à tout de son mieux, et arrive à Arras dans la nuit, plusieurs heures après que tout doit être terminé. Il se fait pourtant conduire au palais de justice. La cour siége encore, mais la salle des assises est fermée au public; il n'y a plus qu'une ou deux places de faveur réservées aux fonctionnaires derrière les fauteuils des juges. M. Madeleine écrit sur un papier son nom si connu, si justement honoré, et le fait passer au président; invité à entrer, il livre un dernier combat contre lui-même et franchit le seuil du prétoire, où il est accueilli avec toutes les marques du respect.

Il faudrait transcrire et non résumer les scènes qui suivent. M. Victor Hugo peut seul exprimer toute l'horreur que fait éprouver à cet homme devenu si honnête cette résurrection vivante de son passé. Cet être dégradé, abruti, qu'on prend pour Jean Valjean, il lui semble que c'est réellement lui-même, tel qu'il serait aujourd'hui sans les miracles qui l'ont sauvé, tel qu'il va redevenir peut-être, en rentrant dans la société du crime et sous la loi de l'infamie.

Cependant l'accusé, malgré ses dénégations obstinées, est convaincu d'imposture par les témoignages unanimes des trois anciens compagnons de bagne, et de l'inspecteur de police. La preuve de son identité est faite, et le président va clore les débats. C'est à ce moment que

M. Madeleine, du fond du tribunal, crie aux trois forçats de tourner les yeux vers lui, et, passant subitement au milieu de la salle, déclare que c'est lui, et non l'accusé, qui est Jean Valjean.

Toute la cour et les assistants qui connaissent M. Madeleine le croient fou; le président demande s'il n'y a pas un médecin dans la salle. Mais le maire de M.-sur-M. écarte cette explication; il rappelle aux forçats des détails intimes qui ravivent leurs souvenirs, et, avec un sourire à la fois de triomphe et de désespoir, il porte dans toutes les âmes une douloureuse conviction.

Quoique M. Madeleine se soit mis à la disposition de la cour, on n'ose d'abord le retenir. Il est arrêté chez lui, le lendemain, au moment où Fantine va expirer. Il assiste à l'agonie de cette malheureuse fille qui croyait, pendant l'absence de M. Madeleine, qu'il était allé lui chercher son enfant. Il lui ferme les yeux avec une respectueuse tendresse et se livre aux mains de l'inspecteur de police qui le conduit brutalement à la prison. Mais, pour se réserver à des destinées imprévues, il s'échappe, la nuit suivante, et, sous la blouse d'un ouvrier, se dirige vers Paris. Pendant ce temps, le corps de Fantine, malgré les sommes que M. le maire a fait remettre pour l'inhumer avec honneur, est jeté à la fosse commune.

En ouvrant le second récit, intitulé Cosette (tom. III-IV), du nom de la fille de Fantine, ce que le lecteur brûle de savoir, c'est le sort de cet honnête et sympathique M. Madeleine, déchu, par un sacrifice héroïque, du rang dont il se montrait si digne, rejeté de nouveau dans une vie errante, de périls et de hasards, et sous le coup de toutes les menaces de la justice humaine. M. Victor Hugo est moins pressé que son lecteur de reprendre la suite des aventures de M. Madeleine; il laisse de côté et son héros, et les lieux où il doit le retrouver, et l'époque historique qu'il nous a fait traverser avec lui. Remontant de sept ou huit

années en arrière, il se plaît à nous décrire les plaines de Waterloo et l'effroyable mêlée dont elles furent le théâtre. L'auteur des Misérables, ou, selon son expression favorite, « celui qui écrit ces lignes, suivait, l'an dernier (1861), la célèbre chaussée de Nivelles. Comme tant d'autres visiteurs, il étudia, l'histoire à la main, ce champ trop fameux de notre désastre; poëte, il vit revivre devant ses yeux cette lutte de Titans et embrassa, dans la clarté d'une vision, toute la suprême agonie du géant des guerres modernes. Dix-neuf chapitres nous arrêtent devant ce terrible spectacle: dix-neuf tableaux où les lieux, les hommes et les faits sont reproduits avec une puissance de fascination que les arts plastiques envieraient à la poésie. Jamais peut-être M. Victor Hugo ne s'est montré plus grand peintre.

L'historien et le philosophe auraient bien à faire leurs réserves sur certaines appréciations jetées au milieu de cette description épique. Napoléon, dont la pensée revenait souvent, dans les cruels loisirs de Sainte-Hélène, sur la bataille de Waterloo, la considérait volontiers comme une de ses plus belles victoires « perdue par un moment de terreur panique. » Un historiographe moderne, qui en a retracé le cours, non pas heure par heure, mais minute par minute, M. Charras voit dans la défaite le résultat naturel de faux calculs et de mauvaises combinaisons. M. Victor Hugo, après avoir cité ces deux témoignages contraires, ne veut voir ici que l'oeuvre de la fatalité.

« L'ombre d'une droite énorme se projette, dit-il, sur Waterloo. C'est la journée du destin. La force au-dessus de l'homme a donné ce jour-là.... Ceux qui avaient vaincu l'Europe sont tombés terrassés, n'ayant plus rien à dire ni à faire, sentant dans l'ombre une présence terrible. Hoc erat in fatis.... La disparition du grand homme était nécessaire à l'avénement du grand siècle. Quelqu'un à qui on ne réplique pas, s'en est chargé. La panique des héros s'explique. Dans la bataille de

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