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et de jugements contraires; mais sa nouvelle œuvre appartient au roman, au genre le plus chargé déjà de productions de toute origine, de toute nature et de toute valeur.

Les volumes de poésie ne s'effacent pas seulement cette année devant le roman; ils passent, dans nos préoccupations littéraires, après le théâtre, où la poésie a encore une place, mais secondaire. C'est à la prose qu'appartiennent, sur la scène comme dans le livre, les événements littéraires du moment. La critique littéraire, l'histoire, les voyages, la philosophie, l'érudition même, tous les genres dont la prose est la forme, comptent des livres qui ont eu plus de retentissement que le meilleur ou le plus heureux volume de vers. Et pourtant, ainsi que nous l'avons remarqué plus d'une fois, la poésie n'est pas morte; elle n'est qu'endormie. Il suffit d'un souffle pour la réveiller, d'une inspiration vraie, ardente, profonde, pour lui rendre l'éloquence et lui donner une fois de plus l'empire des âmes. Car c'est toujours par elle qu'un écrivain de génie s'empare d'une génération tout entière. Une belle strophe, un simple couplet, dans lesquels s'incarnent un sentiment sympathique ou une noble idée, les portent plus vite et plus loin que le plus populaire des livres d'enseignement ou d'histoire, des romans et des drames.

C'est donc sans regret que nous conservons ici à la poésie le premier rang que nous lui avons assigné une fois pour toutes, comme à la plus belle forme des œuvres littéraires. Si l'éclat et la popularité manquent souvent aux livres consacrés à son culte, leur nombre et leur variété prouvent que la foi et la bonne volonté ne manquent pas à ses adorateurs. Tous les genres de poésie ont encore au milieu de notre société prosaïque, leurs représentants; toutes les cordes vibrent tour à tour sous une foule de doigts; la forme du vers est presque partout en progrès, si l'inspiration fait défaut. Sans tenir lieu des poëtes de premier ordre, ceux du second nous en donnent souvent la mon

naie, et, quelque genre qu'il vous plaise de parcourir, nous trouverons encore marquées au coin du talent les œuvres mêmes qui ne nous consolent pas de l'absence du génie.

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La poésie au service des idées sociales, philosophiques ou religieuses. Enseignement ou satire. MM. du Pontavice de Heussey et A. du Cournau.

M. du Pontavice de Heussey dont les premiers essais poétiques annonçaient surtout une nature vigoureuse, continue de se développer dans le sens de son talent. Il a conscience de la force que réclame le genre de poésie auquel il s'est voué, et il intitule résolument son dernier recueil de vers: Poëmes virils'. Le premier morceau et le plus important est une imitation en vers du Prométhée d'Eschyle. Cette poésie de l'antique Grèce est bien l'école des forts. Eschyle nous apparaît dans cette œuvre grandiose et terrible comme une sorte de Michel-Ange de la Tragédie. Son Prométhée est plus grand que nature; en le concevant et en l'animant d'une telle vie, l'auteur a créé un de ces types où l'humanité se reconnaîtra toujours, quoique transformée par l'aspiration vers l'idéal. Quoi de plus grandiose que ce spectacle du droit écrasé par la force, et conservant dans sa défaite la conscience de son immortalité! Quel sentiment du progrès éternel, au milieu des chutes du présent! Quelle belle alliance de l'intelligence et de la liberté, dans cette révolte de la raison contre l'oppression d'un ciel injuste, de la volonté humaine contre le destin! M. du Pontavice de Heussey a su reproduire dans notre poésie, cette måle fierté de la poésie grecque; l'illustre rebelle parle à l'envoyé du puissant Jupiter avec simplicité à la fois et

1. Castel, in-18, 238 p.

Voy. t. III de l'Année littéraire, p. 6-9.

grandeur; les plaintes déchirantes des Océanides font ressortir encore ce que son langage a de hautain et d'inflexible. Sous son nouveau voile de vers français, la légende du Prométhée enchaîné, a l'air d'une allégorie transparente de nos modernes destinées.

La plupart des petites pièces de vers qui composent ensuite les Poëmes virils, conservent le ton qu'Eschyle semble avoir donné à l'auteur. Quelques-unes sont de vives satires. contre le temps présent. En Province est la peinture sinistre de la morne influence attribuée à la centralisation sur toute la France.

Drapeau rouge ou drapeau tricolore,

La France meurt de faim et Paris de pléthore.

La Colère du forgeron est une terrible mise en scène des effets de la misère populaire. Question sociale à part, c'est un sombre et vigoureux tableau.

Voici dix ans que ce brave homme
Prend sur sa faim et sur son somme
Pour mettre à l'épargne un écu;
Noir de charbon et de limaille,
Dix ans qu'il sue et qu'il bataille,
Toujours debout, toujours vaincu!

Elohim, titre qui semble promettre un poëme biblique n'est qu'une poignée de méchancetés un peu voltairiennes à l'adresse des dieux modernes. Ces dieux qui ne s'en vont pas, mais qui savent descendre, qui se transforment avec la société pour la dominer et en tirer profit, M. du Pontavice de Heussey essaye de leur faire une guerre d'épigrammes, où perce malgré lui la colère.

En se découronnant des splendeurs d'un vain titre,
Au fond du cœur humain ils se sont faufilés;
Ils entrent au logis sans casser une vitre :
Les dieux de notre temps ont tous de fausses clés.

Je n'aime pas les dieux. Mais enfin je préfère
Les despotes sans masque aux tyrans travestis,
Le règne de la force au règne de l'affaire,

Et les grands immortels aux immortels petits.

L'auteur des Poëmes virils me semble un des jeunes poëtes les mieux doués de ce temps-ci. Indépendamment de la force et de la sincérité de la passion, il a le sentiment naturel de la langue française et l'instinct, si rare aujourd'hui, de ses vraies ressources. Il a la propriété du mot, la netteté de l'idée, la vivacité du tour, la simplicité sans faiblesse, l'éclat sans faux brillant. Et cependant nous croirions volontiers que M. du Pontavice de Heussey aurait mieux fait de ne pas ajouter ce volume de fragments poétiques aux deux volumes qui attestaient déjà son talent. Il peut être utile, pour ne pas se laisser oublier, de semer çà et là dans des recueils périodiques quelques pièces détachées. Mais il ne faut pas être trop empressé de les réunir et d'en former des livres qui n'ont ni lien ni prétexte. On éparpille ainsi son talent, on gaspille sa réputation. Il vaudrait mieux, dans l'intérêt de celle-ci, savoir attendre et s'offrir au public, sinon avec une grande œuvre, du moins avec un recueil de poésies reliées par un but commun et trouvant dans les circonstances leur opportunité ou dans l'intérêt de la cause servie une sorte de consécration.

On attend des sentiments forts, des haines vigoureuses, plus ou moins tempérées par la charité chrétienne, d'un poëte qui intitule, comme M. Attale du Cournau, son recueil de vers: Chants, Anathèmes et Prières1.

Si je regarde au nombre des pièces, les anathèmes dominent; si je cherche l'accent propre à l'auteur, je trouve que c'est moins celui de la colère que celui de la prière et de l'amour. Il y a des prophètes qui, comme Balaam, ne savent pas maudire. Leur indignation avorte, et quand ils 1. Garnier frères, in-18, 274 p. (1861).

veulent tonner contre les ennemis de leur Dieu, ils ne savent que pleurer sur eux. Il en est de même de certains poëtes et particulièrement de M. Attale du Cournau. 11 s'excite en vain à la colère contre les impiétés et les lâchetés de son siècle; en vain il prend le fouet de la satire. Il ne sait qu'étendre les bras vers le ciel et implorer le pardon, au lieu de châtier.

Ses Anathèmes, comme ses Chants et Prières, rappellent, par la douceur du langage, par la mélodie du rhythme, par la tendresse pieuse des sentiments, les Harmonies et les Recueillements poétiques de M. de Lamartine. M. A. du Cournau marche, dans cette voie de poésie sentimentale et religieuse, sur les traces de M. V. de Laprade, qui semble lui servir de préférence de modèle. Ils ne sont faits ni l'un ni l'autre pour les âpretés de la satire, mais ils se sont assimilés l'un et l'autre, en les amollissant plus ou moins, les harmonieuses qualités du chantre des Méditations. Voyez, par exemple, cette nouvelle variation des plaintes d'Horace à Postumus sur les Fugaces Anni, qui avaient été reprises avec tant de bonheur par l'auteur du Lac :

Illusions, saintes chimères!

Ah! suspendez pour nous, vos heures éphémères;
Durez, pour embellir ou consoler nos jours!

Vous faites rayonner nos ardentes jeunesses,
Vous gardez l'étincelle à nos vertes vieillesses;
Durez, durez toujours!

Cela fait penser aux accents de cette voix chère au poëte, qui frappent les échos du rivage charmé et laissent tomber ces mots sur le flot attentif :

O temps! suspends ton vol, et vous, heures propices,
Suspendez votre cours!

Laissez-nous savourer les rapides délices

Des plus beaux de nos jours!

1. Voy., pour l'appréciation des poésies de M. Victor de Laprade, t. I de l'Année littéraire, p. 12-22.

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