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avec les événements racontés plus haut? Aucun pour le moment. Elle met en scène, sans lui donner de rôle, un personnage de plus, le petit Gavroche, qui disparaît aussitôt. Nous ne le reverrons que six cents pages plus loin, au dernier chapitre de cette troisième partie. Toujours aussi étranger à l'action, il reviendra nous apprendre qu'il est fils des époux Thénardier. L'intérêt de curiosité qui s'attache à une relation dramatique souffre de cette façon décousue d'en présenter les héros et les péripéties.

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M. Victor Hugo oublie de plus en plus l'action pour les peintures et les études de mœurs. Après le gamin de Paris, voici le grand bourgeois. » C'est le portrait en pied, avec son entourage, d'un ex-beau, qui, après avoir émigré pendant la Révolution, a conservé toute sa rancune contre la société moderne et vit encore, par le souvenir, dans son cher ancien régime. M. Luc-Esprit Gillenormand, était un vert-galant octogénaire qui « prenait force tabac et avait une grâce particulière à chiffonner son jabot de dentelle d'un revers de main. Il croyait fort peu en Dieu.» Mais il avait une sainte haine contre les hommes et les idées de 1789, et ne détestait pas moins l'usurpateur Buonaparte que les révolutionnaires. Il avait eu deux filles, dont l'une, restée fille et devenue vieille, tenait sa maison et s'était modelée sur lui. Ses serviteurs devaient représenter aussi à leur manière l'immobilité de ses idées, et son habitation même, au fond du paisible Marais, lui ressemblait. Tel maître, tel logis.

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Cette peinture est originale; mais elle n'a aussi qu'un rapport éloigné avec l'action. Pour nous en rapprocher un peu, nous apprenons dans le livre suivant que M. Gillenormand, cet implacable ennemi de la Révolution démocratique et conquérante, avait laissé entrer dans sa famille,

ô honte! ô douleur!-un des séides de l'ogre de Corse. Sa seconde fille avait épousé, entre deux guerres de l'Empire, le commandant Pontmercy, ce blessé de Waterloo

que nous avons vu arracher par le maraudeur Thénardier de dessous une montagne de cadavres. Ce jour-là même, Napoléon, témoin de son hérisme, ait fait, sur le champ de bataille, colonel, baron et omcier de la Légion d'honneur. Mais aucun de ces titres n'avait été ratifié par la Restauration. Le héros ne fut bientôt plus qu'un des brigands de la Loire. Sa femme mourut la même année; elle lui laissait un enfant que M. Gillenormand réclama, pour soustraire son éducation à l'influence paternelle. Craignant de faire perdre à son fils un héritage légitime, le soldat eut la faiblesse d'abandonner son fils à l'aïeul pour être élevé dans la haine des idées que le père avait aimées et des hommes qu'il avait servis.

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Ce n'est pas encore le colonel Pontmercy qui renouera le fil du récit des Misérables. Retiré dans une petite ville, réduit à la très-chétive demi-solde de chef d'escadron, cet homme héroïque reste inébranlable dans son culte pour l'Empereur, auquel se mêle ce libéralisme d'opposition arboré par le parti bonapartiste sous la Restauration. Calomnié par son beau-père, méconnu par son fils, qui grandit loin de lui, mais aimé des pauvres et estimé de son curé, il passe sa vie à cultiver des fleurs. Et pourtant, pour le monde de M. Gillenormand, c'est un des spectres rouges de ce temps-là.» Le contraste entre le beau-père et le gendre fournit à M. Victor Hugo l'occasion de reprendre la peinture de la société à cette époque. Il en profite amplement, et, sous ce titre Requiescant, il nous donne le pendant de son chapitre du premier volume intitulé: En 1817, c'est-à-dire un nouveau tableau de salons aristocratiques oubliés aujourd'hui. Le brigand meurt enfin, et son fils, qu'il a demandé dans sa dernière maladie, n'arrive que pour assister, avec une froideur qu'il se reproche vainement, à ses modestes funérailles. Les derniers désirs du colonel Pontmercy étaient que son fils prît et portât le titre de baron, payé de son sang, et qu'il acquittât

envers son libérateur Thénardier, s'il le rencontrait, sa dette de reconnaissance.

Ce fils, qui a nom Marius, va enfin entrer en scène. Au bout de quelques jours, il avait déjà presque oublié son père, et repris, comme par le passé, ses études de droit, quand le hasard lui fit rencontrer à l'église un vieillard qui a connu le colonel et qui lui en retrace la plus noble et la plus aimable image. Il se prend à l'aimer, il lui voue un culte secret. Il étudie l'histoire pour retrouver les traces de sa vie glorieuse; il recherche avec émotion son nom et ses services dans le Moniteur. Il va recueillir dans la petite ville où il est mort de pieux souvenirs et rendre sur sa tombe de tardifs hommages à sa mémoire. Peu à peu, il se laisse gagner par tous les sentiments qui ont dû être ceux de son père. L'époque de Napoléon, qu'il avait appris à détester, se révèle à lui sous un nouveau jour, et son admiration pour la gloire impériale va jusqu'à lui faire amnistier la République et toute la Révolution dont l'Empire a recueilli l'héritage et continué la mission. Toute cette histoire de transformation extérieure compose un très-intéressant chapitre de psychologie.

La conséquence de la conversion de Marius est une rupture avec son grand-père. Il sort, presque maudit, de cette maison qui lui faisait payer cher ses espérances de richesse, en fermant son àme aux affections de son père et son esprit aux idées de son époque. Pour revenir aux unes et aux autres, il embrasse résolûment une vie de pauvreté. Quelques menus travaux de librairie lui fournissent les moyens d'achever son droit. La misère retrempe son âme et l'amitié la soutient. En lui et autour de lui, la jeunesse et l'enthousiasme ont fait une sainte alliance. Il vit dans une époque d'effervescence, et il est de son âge et de son temps. Dans leurs mansardes ou dans l'arrière-salle d'un obscur café, une demi-douzaine d'étudiants remuent les idées en foule et refont le monde. Chacun demande à l'his

toire des cinquante dernières années des armes ou des témoignages contre le présent; celui-ci voudrait rendre un trône à la gloire impériale, celui-là un autel à la liberté. Les dithyrambes ne suffisent pas à l'exaltation de ces jeunes gens; les sociétés secrètes les attirent, et leur activité s'exerce à instruire le peuple, pour le relever. Les amis de l'A B C forment « un groupe qui a failli devenir historique, et, sous leur influence, le noble et indigent Marius, esprit droit, âme sincère, cœur pur, s'ouvre chaque jour à des clartés nouvelles, qu'aucune pensée égoïste, aucune passion ne viennent obscurcir.

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Mais le roman! Mais l'action? Mais Jean Valjean et sa fille adoptive? Que deviennent-ils pendant que la scène est livrée à tous ces nouveaux personnages, servant de prétexte à tant de peintures? Patience : nous allons y revenir avec le sixième volume. Marius, qui promène chaque jour dans le jardin du Luxembourg ses rêves politiques et ses aspirations sociales, a vu pendant des mois un vieillard et une jeune fille assis sur un banc de son allée favorite. Rien ne les faisait remarquer d'abord que la régularité de leurs habitudes. Les étudiants ont surnommé le père << monsieur Leblanc. » Mais, par une belle journée du printemps suivant, l'austère Marius s'aperçut, sans le vouloir, que l'insignifiante petite fille de la saison précédente, dépouillant tout à coup ses dehors et ses allures de pensionnaire, a subi une sorte de transfiguration. C'est aujourd'hui une admirable jeune personne, aux yeux d'un bleu céleste et profond, et dont la chaste beauté réalise l'idéal angélique qu'un jeune homme si pur peut rêver. A cette révélation, toutes les glaces de son caractère sont fondues; il vit d'une vie nouvelle; ses amis ne comprennent rien à un changement si profond. Lui-même ne se reconnaît plus. Ce rapprochement entre deux êtres si dignes d'aimer et d'être aimés, M. Victor Hugo l'appelle la conjonction de deux étoiles. »

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Ce sera enfin la conjonction des nouveaux personnages du drame avec les anciens. Car les lecteurs ont reconnu dans le vieillard du Luxembourg et sa fille Jean Valjean et la petite Cosette. Marius aura plus de peine à percer le mystère de leur existence. Après de longs et puériles efforts pour deviner le nom de ces deux inconnus, il les suit jusqu'à leur demeure. Tout l'interrogatoire qu'il fait subir au portier défiant ne lui apprend qu'une chose, c'est que le vieux monsieur est un rentier, « un homme bien bon, et qui fait du bien aux malheureux, quoique pas riche. » Nous avons donc retrouvé, à quelques variantes près, « le mendiant qui fait l'aumône. Ce renseignement coûte cher à Marius. La conjonction aboutit aussitôt à une éclipse. Le vieillard ne reparaît plus avec sa fille au Luxembourg, et Marius, retournant à sa maison, apprend qu'il a déménagé sans laisser sa nouvelle adresse.

Après cette lueur, fugitive comme l'éclair, jetée sur la destinée de Jean Valjean, M. Victor Hugo nous présente encore toute une compagnie de nouveaux visages: affreuse compagnie s'il en fût, et bien digne, celle-là, du titre des Misérables, que les trois précédents volumes oubliaient un peu de justifier. Nous voici en pleine bande de scélérats, dans ce « troisième dessous » de la société civilisée, où le crime et la police poussent côte à côte leurs mines et leurs contre-mines. M. Victor Hugo, se faisant l'Homère de cette iliade souterraine, nous dit la composition de la troupe, recrutée parmi les échappés du bagne, et fait l'honneur d'un portrait à part à chacun de ses chefs, les illustres Babet, Gueulemer, Claquesous et Montparnasse.

Ces héros de l'égoût, de la caverne du mal, trouvent en lui, avec un peintre énergique, un moraliste un peu indulgent. Disposé à faire peser sur la société la responsabilité du mal, il oublie toutes les passions dangereuses dont le crime peut être le résultat, pour n'y voir que le fruit de l'ignorance. Exagération de doctrine se traduisant, comme

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