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pour leur emprunter une force qui lui manque, par des exagérations de style. Il est difficile d'imaginer les variations métaphysiques que fournit ici l'image de la nuit et de ses ténèbres.

« Cette cave,... la grande caverne du mal,... au-dessous de toutes et l'ennemie de toutes,... ne connaît pas de philosophes; son poignard n'a jamais taillé de plume. Sa noirceur n'a aucun rapport avec la noirceur sublime de l'écritoire. Jamais les doigts de la nuit qui se crispent sous ce plafond asphyxiant, n'ont feuilleté un livre, ni déplié un journal. Elle est ténèbres, et elle veut le chaos. Sa voûte est faite d'ignorance.... Détruisez la cave Ignorance, vous détruisez la taupe Crime.... L'unique péril social, c'est l'ombre.... L'ignorance mêlée à la pâte humaine, la noircit. Cette incurable noirceur gagne le dedans de l'homme et y devient le mal. »

On a loué l'auteur des Misérables de sa simplicité dans la narration, de sa puissance ou de sa grâce dans les peintures. Que ne raconte-t-il, que ne peint-il toujours ? Les idées ne gagnent pas plus que les faits et la nature à être ainsi torturées dans la forme. C'est une observation acquise à la statistique sociale et devenue banale, que le crime décroît à mesure que l'instruction augmente: M. Victor Hugo la pousse à des conséquences contestables, au milieu de tous ces effets d'ombre sans lumière où se plaît le poëte, où se perd le théoricien.

Nous allons rentrer dans l'action, en voyant à l'œuvre les êtres hideux sortis de ces obscurs bas-fonds. Tous les personnages du roman vont se trouver mêlés à leurs exploits, comme complices, comme témoins ou comme victimes. Marius abrite sa pauvreté héroïque dans un des plus tristes réduits du triste faubourg Saint-Marceau. La mansarde qui touche à la sienne est habitée par une famille plus pauvre que lui, mais moins honnête, et dont il ne soupçonnait même pas le dénůment. Un même jour lui révèle et la misère de ses voisins et leurs étranges expé

dients qui flottent entre l'escroquerie et le brigandage. Un homme, une femme et deux jeunes filles en vivent, ou plutôt sont sur le point d'en mourir. L'une de ces dernières lui apparaît un matin, comme « une rose dans la misère : rose fanée avant d'être épanouie, imprégnée, non des parfums de la jeunesse, mais de toutes les influences vicieuses et malsaines du plus abject milieu social. Sa curiosité est douloureusement éveillée par l'apparition de cette jeune fille, sorte d'envoyée des ténèbres.» Par une fissure de la cloison que l'auteur appelle « le judas de la Providence, il plonge ses regards dans le galetas voisin ; il surprend l'homme fauve au gîte1, » et s'initie à de sombres mystères.

Ce hideux père de famille qui, sous un faux nom, n'est autre que l'ex-aubergiste Thénardier, attend la visite d'un homme charitable, d'un philanthrope, comme il l'appelle, auquel il a fait remettre par sa fille, au sortir de l'église, une lettre suppliante. Marius assiste, témoin invisible, aux préparatifs qu'on fait pour le recevoir. C'est une scène d'une vigoureuse originalité. Pour mieux exciter la pitié du visiteur, le voisin donne à la réalité de la misère l'apparence théâtrale de la détresse. Les débris de tisons qui fument dans l'âtre sont éteints, l'ordre est donné à la plus jeune des deux filles de briser une vitre d'un coup de poing, pour livrer passage à la bise glacée et chargée de neige, et l'enfant, à la grande joie du père, se met la main en sang. Lui-même déchire sa chemise pour en attacher un lambeau sur cette blessure. Sa femme se couche sur le grabat, et chacun attend avec anxiété l'arrivée du philanthrope.

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Son apparition est, comme dit l'auteur, celle du rayon dans le bouge. Le pieux et charitable visiteur est, nous nous y attendons, Jean Valjean, ou M. Madeleine, ou M. Le

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1. La plupart des citations ainsi placées entre guillemets sont des titres de chapitres.

blanc, ou le promeneur du Luxembourg, dont Marius avait perdu la trace. Sa fille l'accompagne : elle s'associe aux bonnes œuvres de celui qui passe pour son père. L'ex-aubergiste leur fait, avec le talent d'un artiste dramatique, les honneurs de sa misère. Le vieillard et la jeune fille compatissent avec effusion à tant de souffrances; ils donnent avec délicatesse quelques premiers secours, et M. Madeleine promet d'apporter le soir même une assistance plus efficace.

C'est un effroyable piége dans lequel le trop généreux bienfaiteur va tomber. De nouveaux apprêts se font, dans le bouge, pour cette seconde visite: apprêts terribles dont le vol est le but, avec la torture ou l'assassinat pour moyen. Marius, qui n'a pu réussir à suivre la voiture de M. Leblanc et de sa fille, est rentré dans sa chambre; il entend le complot, et, tandis que son voisin va réclamer le concours des brigands dont nous avons vu plus haut les noms et les portraits, il court chez le commissaire de police. Sa révélation est reçue par un inspecteur qui connaît d'avance tous les acteurs de la scène, et paraît très-joyeux de les envelopper dans un même coup de filet. Il renvoie Marius à son observatoire, après lui avoir remis deux de ces pistolets appelés « coups de poing, dont la détonation annoncera à la police qu'il est temps d'intervenir. Cet inspecteur, qui doit jouer le rôle de la Providence en faveur de M. Madeleine, c'est Javert.

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La nuit est venue. Marius est à son poste, dans l'obscurité, l'œil ouvert sur ce galetas, où règne encore « je ne sais quel calme hideux et menaçant, » où l'on sent « l'attente de quelque chose d'épouvantable.» Dans un coin, un réchaud de charbons ardents; dans un autre, un tas d'instruments de formes bizarres destinés à forcer les portes et les meubles; le mari essayant sur son ongle le tranchant d'un long couteau, la femme, dans une toilette grotesque, parlant bas et reflétant sur son visage de sinistres lueurs.

A l'heure dite, le bienfaiteur revient, et, pendant que les deux époux lui témoignent toute leur reconnaissance, la chambre se remplit de comparses à figures horribles. Enfin, l'ex-aubergiste se déclare, et, au milieu d'incidents très-dramatiquement racontés, la scène du guet-apens, si habilement préparée, se déroule dans toute sa violence. Thénardier décline son nom, sa qualité; il rappelle au richard anonyme, qui feint de ne pas le reconnaître, les circonstances de son voyage à Montfermeil; il lui reproche l'enlèvement de la fille de Fantine; il l'insulte pour la sotte et aveugle charité qui l'a fait tomber dans un pareil pan

neau.

Déjà des instruments de mort se lèvent sur le vieillard qui, malgré ce qu'il montre encore de vigueur, ne peut rien contre le nombre des bras qui le saisissent. Marius veille en vain sur cette scène de meurtre; il aurait dû depuis longtemps presser la détente du pistolet qu'il tient à la main. Mais la révélation du nom de Thénardier l'a frappé de stupeur, de paralysie. Voilà donc le sauveur du colonel Pontmercy au champ de mort de Waterloo! Voilà l'homme que les dernières volontés de son père recommandaient à sa reconnaissance! Pour arracher le père de celle qu'il aime aux mains des assassins, il faut qu'il livre le libérateur de son propre père à la justice, et sans doute au supplice capital.

Mais le projet de Thénardier n'est pas que le protecteur de Cosette meure avant de l'avoir enrichi de ses dépouilles. Il arrête les bras de ses complices et commence l'exécution d'un plan infernal. Le vieillard s'engagera à payer une somme de deux cent mille francs, puis il écrira sous la dictée de l'ex-aubergiste, une lettre qui devra décider sa fille à suivre sur-le-champ la Thénardier, et l'enfant servira d'otage aux brigands aussi longtemps que l'exigera leur sécurité. M. Madeleine écrit en effet cette lettre; mais il y inscrit une fausse adresse. Il n'a voulu que gagner du

temps, et le retour de la mégère est le signal d'un redoublement de fureur contre lui. Son supplice va donc s'accomplir, pendant que Marius, dont l'hésitation se prolonge trop, se demande toujours s'il doit respecter le testament de son père» ou « secourir le prisonnier. »

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Tandis qu'il découvre un moyen très-invraisemblable pour épargner l'assassin et sauver la victime, l'inspecteur Javert, las d'attendre le signal convenu, fait irruption. dans la chambre, d'où les scélérats veulent sortir tous à la fois. Un tel sauveur est presque aussi dangereux pour M. Madeleine que la bande de Thénardier. Aussi, pendant que Javert fait garrotter les brigands, leur prisonnier débarrassé de ses liens, s'est échappé par la fenêtre, où Thénardier avait disposé pour lui-même une échelle de corde. « Ce devait être le meilleur, dit Javert désappointé. Le lendemain, le petit Gavroche, le gamin de Paris venait à la masure, pour voir sa famille, et apprenait avec insouciance que son père, sa mère et ses sœurs étaient dans trois différentes prisons.

Ainsi se suspend le troisième récit des Misérables, sur un nouveau danger de ce bon M. Madeleine, devenu, de forçat récidiviste, un apôtre de charité et un saint. Convenons que la charité ne lui porte pas bonheur. C'est par bonté d'âme qu'il s'est jeté une première fois dans le panneau de la police; c'est par bonté d'âme qu'il tombe dans le guet-apens de ces bandits. Livré deux fois par les mêmes vertus aux mains de Javert, il s'en échappe deux fois par les mêmes ressources, celles qu'il tient du bagne. M. Victor Hugo nous avait déjà montré Jean Valjean possédant deux besaces et ayant dans l'une les qualités d'un saint, dans l'autre les talents d'un forçat. Il est pénible de voir le saint avoir si souvent besoin du forçat pour sortir des mauvais pas où le jette le caprice du romancier. Ses extrêmes dangers et ses moyens extrêmes de salut ne paraissent, pour leur invraisemblance, que des jeux de

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