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Il est encore honorable pour M. A. du Cournau, comme pour M. de Laprade de rappeler aussi agréablement un tel maître. Malheureusement, malgré la bonne volonté des disciples de Lamartine, ce n'est pas là la poésie qui convient aujourd'hui pour tirer la littérature et l'art du marasme où nous les avons laissés tomber, au milieu de la préoccupations du bien-être et de la dévorante activité de l'industrie. Pour rappeler notre siècle positif à l'idéal, il ne suffit pas de se faire l'écho de la voix qui a charmé le spiritualisme mélancolique de son berceau.

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La nouvelle poésie didactique : Les Géorgiques en odes et idylles. MM. Autran et Millien.

Le retour de la poésie vers les sujets rustiques, dont nous avons signalé l'année dernière l'importance, se poursuit cette année. La vie rurale inspire également des chants à des poëtes qui débutent et à ceux qui l'ont déjà célébrée avec succès. Parmi ces derniers se place M. Joseph Autran, dont le nom et les œuvres sont bien connus de nos lecteurs. Il nous présente aujourd'hui les champs sous leurs plus riants aspects, et leur consacre le Poëme des beaux jours'. C'est un groupe de pièces détachées, destinées dans la pensée de l'auteur, à faire partie d'une œuvre plus étendue sur les principales harmonies rurales de l'année. M. Autran croit, comme plusieurs de ses maîtres, qu'on ne doit «< servir la poésie qu'à petites coupes. » Il dit que la poésie est une essence; il convient de n'en faire abus en aucun cas. Si les vers sont bons il en faut peu; que dirai-je s'ils sont mauvais ! » Malheureusement ce sont les mauvais vers qui d'ordinaire abondent; et j'avoue que quand j'en

1. Michel Lévy, in-8, 144 pages.

rencontre de bons, je ne serais pas fâché qu'ils fussent nombreux. M. Autran est un des rares poëtes pour qui le mérite d'être court est toujours le moindre mérite. J'accepte la petite coupe qu'il offre aujourd'hui à ses amis,» non parce qu'elle est petite, mais parce que, malgré sa modestie, il ne pouvait a y servir une liqueur meilleure. »

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Le Poëme des beaux jours a les qualités que nous avons l'habitude de goûter dans M. Autran, non-seulement l'harmonie, la grâce, la précision du langage, la justesse de l'image, mais par-dessus tout ce sentiment profond et personnel des sujets qu'il traite, et sans lequel il n'y a pas plus de poëte que de véritable écrivain. Ses vers ne sont jamais l'écho banal de sentiments ou de formules de convention; ils ont un accent de vérité qui en relève tous les détails. Voyez, sous le titre de Gloria in excelsis, ces petites stances sur le chant de l'alouette : quelle verve et quelle admiration vraie!

Le Te Deum, l'épithalame

Le son des coupes d'un festin,
Portent moins d'allégresse à l'âme
Que tes cadences du matin.

Poëte aux voix aériennes,
Enseigne-nous ton art vainqueur :
Toutes chansons auprès des tiennes
Trainent et meurent de langueur.

Poursuis, poursuis ta stance folle;
Recommence-la mille fois.
L'homme n'a pas une parole
Qui vaille le son de ta voix.

Il vit de misère et de hontes,
Il rampe au niveau de ton sol:
Toi tu t'élances, toi tu montes,
Toi tu t'enivres de ton vol.

Pour montrer comment la sincérité du sentiment peut

rajeunir dans la poésie les idées et les images, je voudrais citer ici et la Veillée nuptiale et l'Héritier présomptif. Dans la première de ces pièces, l'auteur nous peint la transformation de la jeune fille des champs en femme de ménage; il nous dit :

.... De ses destins combien chacun diffère,
Entre l'enfant qui rit au foyer de la mère,

Et la femme qui veille au foyer de l'époux!

Il nous montre si bien les devoirs et les vertus qui sont l'apanage d'une maîtresse de ferme, qu'on s'écrie volontiers avec lui :

Femme du laboureur, matrone au flanc robuste,
Laisse-moi t'admirer dans ton grave maintien !
Femme à la main vaillante, à l'âme droite et juste,
D'une reine en sa pourpre, et dans sa grâce auguste
Le prestige, à mes yeux, n'efface pas le tien!

C'est à l'héritier présomptif de cette reine champêtre, et non à celui du maître de l'Empire, que le poëte de la vie rurale consacre ses dithyrambes :

Au fracas de l'airain, cloche ou canon qui gronde,
Dans un pli de la pourpre, à nos yeux présenté,
Quand un enfant naissait, futur maître du monde,
Autour de son berceau je n'ai jamais chanté.

Mais je te chanterai d'une voix libre et fière,
Toi, pauvre nouveau-né, toi, fils de paysan!
Et l'héritier sans nom d'une obscure chaumière
M'aura pour son poëte et pour son courtisan.

A cet enfant, il souhaite toutes les mâles vertus que réclame la noble et rude vie des champs.

Sois robuste et vaillant, pour quand viendra la peine.

Hérite de ton père un sang vivace et pur;

Bois, à longs traits, la force et la gaîté sereine

Dans le lait de ta mère au sein veiné d'azur.

Ce qui me plaît dans M. Autran, c'est la discrétion, la justesse avec laquelle il touche toutes les cordes, descendant aux choses les plus humbles sans trivialité, montant aux plus hautes sans faux éclat ni emphase. Inspiré par un vrai sentiment religieux, il sait parler de Dieu et des choses divines en poëte, sans faire de ces petits vers de Sacré-Cœur aujourd'hui si communs. La même vérité dans le sentiment patriotique lui permet l'enthousiasme sans le chauvinisme.

Humble comme l'enfant, sois brave comme l'homme :
Si jamais le pays parle de ses dangers,

Souviens-toi de Marceau, vertu digne de Rome;
Songe à tant de héros, nés bouviers ou bergers.

Effet merveilleux de l'union d'une émotion véritable et du goût! Voilà des vers qui sont parfaitement à leur place dans un chant rustique et qui ne dépareraient pas la poésie lyrique la plus élevée.

Les Chants agrestes de M. A. Millien se présentent au public avec moins de modestie que ceux de M. Autran; ils sont chaudement recommandés par une lettre du trop bienveillant M. Emile Deschamps, et par une préface de M. Thalès Bernard. C'était déjà sous les auspices de ce dernier qu'avait paru un autre volume de poésies du même auteur, la Moisson. Les jeunes écrivains sont heureux, on le conçoit, de rencontrer pour leurs débuts un patronage aussi favorable; mais ils ont tort d'en faire parade et de vouloir violenter l'opinion publique par le prestige de l'admiration exagérée de quelques critiques complaisants. Comment le lecteur osera-t-il juger pour son propre compte et de sang-froid des vers que des juges autorisés lui signalent d'avance avec tant d'enthousiasme. Ame élevée

1. Dentu, in-18, 300 pages.

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et sympathique, souplesse de talent et de manière, richesse d'idées, forme au niveau du fond, art et sentiment réunis : voilà ce que nous devons trouver chez M. A. Millien, si nous en croyons la lettre de recommandation que sa modestie à dû souffrir de livrer au public. Cette lettre ajoute: C'est ce qui assure votre succès, et fait d'un seul coup passer votre nom parmi les noms dont l'avenir se souviendra! Telles sont les louanges dont on grise un pauvre jeune poëte et qu'il croit sincères, puisqu'il les reproduit naïvement. Comment ses vers en porteront-ils le poids? C'est ensevelir une œuvre naissante dans un linceul de gloire, c'est embaumer comme morts d'avance des gens qui ont à peine commencé de vivre 1.

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Sortis de ces nuages d'encens, les Chants agrestes de M. A. Millien dont je ne connais pas la Moisson, ont une certaine grâce facile, ils ont cette facture harmonieuse que, de nos jours, la plupart des versificateurs acquièrent si promptement. Mais on n'y sent rien vibrer de personnel. A

1. Le nom de M. Thalès Bernard, cité ici comme celui de l'un des maîtres et des chefs d'école de la poésie moderne, aurait pu figurer dans le premier volume de l'Année littéraire; car deux de ses recueils de vers, les Nouvelles poésies pastorales et les Poésies mystiques sont de 1858. Réparons, en partie, cette involontaire omission. A le juger, surtout par ce dernier recueil, M. Thales Bernard possède, à un plus haut degré que M. Ach. Millien, ces qualités de facture et d'harmonie que nous reconnaissons dans celui-ci, et à moindre degré que M. J. Autran, cette vérité de sentiment et ce caractère de personnalité qui sont les principaux éléments de l'originalité poétique. Il serait difficile d'extraire de ses Poésies mystiques quelques fragments qui puissent donner une idée juste de son talent. Les petites pièces paraissent tendre à un effet qu'elles n'atteignent pas et laissent dans l'esprit une indéfinissable obscurité. Les pièces plus longues produisent, par une sorte de bercement harmonieux, une impression générale qui n'est pas sans charme, mais qui demeure très-vague. C'est la seconde manière de M. de Lamartine, celle des Recueillements, déjà si lâche, se détendant encore au milieu des nuages de l'Allemagne. A coup sûr M. Thales Bernard a montré jusqu'ici un talent poétique qui n'est pas à dédaigner; mais ce serait un malheur pour lui et pour quelques autres qu'il se prît lui-même ou se laissât sérieusement prendre pour un chef d'école et fit à son tour souche d'imitateurs.

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