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sur le règne de Louis-Philippe et sur ses commencements agités. Il traite la question des émeutes tour à tour à la surface et au fond. Puis, sous un titre qui est encore un jeu de mots : « Un enterrement, occasion de renaître, il rappelle le fameux convoi du général Lamarque, qui fut le prétexte de la prise d'armes. Il peint avec une fidélité pittoresque ce qu'il appelle les bouillonnements d'autrefois et faire revivre le Paris matériel et politique d'il y a trente ans dans toute son originalité. Mais tout en disant que c'est de l'histoire qu'il écrit et veut écrire, M. Victor Hugo ne montre l'émeute de juin qu'au point de vue de son roman il la voit sur un théâtre spécial où il lui donne pour acteurs ou pour comparses tous les personnages que nous connaissons déjà.

Là se rencontrent le vieillard Mabœuf et le gamin de Paris Gavroche. La présence de cet enfant insouciant dans ce foyer de passions ardentes, fait même l'intérêt principal d'un livre entier qui s'intitule : « L'atome fraternise avec l'ouragan. » Là se retrouvent les camarades de Marius, les amis de l'A B C, ces jeunes gens des Écoles, tous beaux d'enthousiasme, ivres de généreuses et vagues espérances, prêts à donner la mort et à la recevoir, pour une cause qu'ils peuvent à peine définir et à laquelle ni leur mort ni leur victoire ne peut être utile. Là, Eponine elle-même est conduite par sa secrète passion. Là aussi nous allons revoir l'inévitable Javert, avec lequel se rencontrera encore une fois, qui ne sera pas la dernière, l'ex-forçat Jean Valjean. L'inspecteur de police est venu à la barricade, déguisé en insurgé et le fusil sur l'épaule; mais il est reconnu, arrêté, garrotté et mis en lieu sûr : l'issue de la lutte prononcera sur son sort, et il sera fusillé dix minutes avant la prise de la barricade.

Au milieu de ces incidents et de ces rencontres, nous sommes passés, sans changer de sujet, à la cinquième et dernière partie, intitulée Jean Valjean (tomes IX-X), pour

annoncer la glorification définitive de l'idée dominante dans le héros qui la personnifie.

Sur ce petit champ de bataille, Marius arrive un des derniers, tout plein de son amour, mais prêt à sacrifier avec sa vie ses rêves de bonheur à ses utopies sociales. Jean Valjean vient l'y chercher à son tour : il a surpris sa liaison avec Cosette par l'indiscrétion d'un buvard. « Buvard, bavard, nous dit M. Victor Hugo, pour annoncer cette navrante découverte. L'ex-forçat brûle de punir ce jeune téméraire qui vient se jeter au travers de sa vie et lui disputer le cœur de son enfant. Mais dans cette âme régénérée, un sentiment égoïste n'a que la durée d'un éclair. Jean Valjean se vengera du jeune homme qui menace son avenir, en le sauvant. Il se vengera de même de l'homme dont l'influence funeste a enveloppé tout son passé, et Javert, auquel il est chargé de donner la mort, lui devra aussi la vie.

La bataille s'est engagée autour de la barricade de la rue de la Chanvrerie. M. Victor Hugo en reproduit les péripéties avec une intelligence de la stratégie des rues, égale à son imagination de poëte. Il nous montre ce réseau de petites voies sinueuses, obscures, où un amas de pavés, de voitures et de meubles forme en un instant une forteresse presque inexpugnable, et en même temps un piége, une sorte de souricière où les insurgés se prennent eux-mêmes et se condamnent à tomber vivants ou morts entre les mains du vainqueur. Malheureusement pour M. Victor Hugo, l'œuvre des émeutiers de juin 1832 n'est pas l'idéal de ce genre de fortification défensive; cet idéal ne s'est révélé qu'en 1848, dans des journées autrement sanglantes de ce même mois sinistre. Il n'entre pas dans le plan de l'auteur des Misérables de raconter ces dernières, mais il ne peut pas laisser échapper l'occasion de décrire, à propos de barricades, les deux plus redoutables que jamais capitale ait vues sortir du sol. Ce sont les barricades du fau

bourg Saint-Antoine et du faubourg du Temple qui, construites avec des matériaux et dans des systèmes différents, s'élevaient jusqu'au faîte des maisons.

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M. Victor Hugo ne se contente pas de les peindre; il nous dit tout le génie que leurs auteurs y ont dépensé. Le caractère de chaque ingénieur populaire se manifeste dans son œuvre, et les destinées différentes que l'exil réservait à chacun d'eux s'y résument d'avance en une vivante image. Je laisserai de côté les réflexions que M. Victor Hugo mêle à ses peintures. Ce n'est pas ici le lieu de se demander si ces luttes déplorables « sont plutôt la faute de ceux qui règnent que la faute de ceux qui souffrent, plutôt la faute des privilégiés que la faute des déshérités; mais je ne puis m'empêcher de regretter dès à présent le sang-froid avec lequel il contemple les magnificences d'en bas. > Cela rappelle ce représentant du peuple qui allait à cette époque au même faubourg, « pour admirer la sublime horreur de la canonnade. » Je voudrais dans le peintre de semblables scènes trouver un témoin plus ému. Je reviendrai sur les détails indifférents qu'il met en relief et en pleine lumière au milieu de tout ce deuil : ils caractérisent, ils jugent son système et son école.

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Tel peintre, tel historien. Il n'est pas de faits ou de propos insignifiants qui ne prennent la première place dans le récit; pas d'acteurs infimes qui ne viennent à leur tour sur le devant de la scène et ne l'occupent exclusivement. Les commérages de trois portières et d'une chiffonnière auprès d'un tas d'ordures sont relatés avec autant de pompe que les délibérations d'un conseil de guerre. Le rien même est solennel, et les intermèdes veulent avoir autant d'importance que les actes mêmes du drame! Il faut bien que nous le disions, puisque ceci est de l'histoire. Voilà comment s'ouvre la relation des propos d'amour tenus dans un cabaret de la rue de la Chanvrerie, entre deux attaques de la barricade.

M. Victor Hugo reprend ses avantages dans l'action. La lutte qui réunit tous ces personnages étonnés de se rencontrer dans un tel bouleversement, se déroule avec une rare vivacité, et plusieurs de ces épisodes offrent un intérêt extrême. Enfants, vieillards, ouvriers, étudiants, chacun porte dans l'héroïsme l'originalité de son caractère. Il est impossible de mettre en commun plus de gaieté et de sangfroid, d'insouciance et de résolution, de mêler plus intimement le rêve à l'action, le sentiment de l'idéal aux horreurs de la guerre civile. Tous combattent et meurent en Spartiates; le carrefour de la Petite-Truanderie éclipse dans son ombre les souvenirs des Thermopyles.

La force reste enfin à la loi. Les cinquante hommes qui ont tenu tête à soixante mille sont tous tombés sous des ouragans de balles et de mitraille. Le père Mabœuf s'est fait tuer le premier en élevant le drapeau au sommet de la barricade, demandant aux balles d'achever l'œuvre de la faim. Eponine, déguisée en jeune ouvrier, a détourné sur elle les armes qui allaient frapper Marius. Enjolras, le chef des jeunes insurgés, après avoir vainement cherché la mort dans la bataille, est fusillé par les vainqueurs. Pour Marius, criblé de blessures, il s'est affaissé sur un tas de pavés. Jean Valjean, qui n'a pris à la lutte qu'une part inoffensive, avec une originalité chevaleresque, survit seul. Après avoir rendu la liberté à Javert, il charge sur ses épaules Marius mort ou évanoui et se glisse avec ce fardeau dans un égoût.

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Ici se déploie encore une fois toute la passion de M. Victor Hugo pour les digressions. Il va laisser de côté l'action et ses personnages, pour consacrer un livre entier à l'étude de ce qu'il appelle: l'intestin de Leviathan. » Le premier chapitre sera une discussion d'économie agricole et d'économie politique sur les engrais. Puissance de l'engrais humain; folie des hommes qui laissent perdre ces mines de richesses accumulées par les populations des villes. Une

capitale envoie à la mer par l'eau de ses rivières des centaines de millions, inutiles à l'humanité. La plupart des grandes crises sociales seraient prévenues si l'on savait recueillir les déjections d'une ville comme Paris. La solution du problème de la misère est dans le perfectionnement de l'égout. M. Victor Hugo nous fait alors l'histoire des égouts parisiens; il nous dit leur passé, leur présent, leur avenir. Il se flatte de mettre le premier en œuvre les Détails ignorés d'une topographie et d'une histoire qui pourraient être moins complètes, sans cesser d'être nouvelles pour la plupart de ses lecteurs.

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Un acte inouï de dévouement aura pour théâtre ces ignobles catacombes. « La boue, mais l'âme, » voilà la devise du livre consacré à un nouvel exploit de Jean Valjean, ce héros du sacrifice. Il s'est engagé dans le labyrinthe souterrain, chargé du cadavre de Marius, comme de sa croix. Il serait trop long de redire au prix de quelles fatigues il s'avance, au milieu de quelles horreurs, de quels périls. Ce n'est pas assez de l'obscurité de la route, de la difficulté de marcher sur le sol glissant, de se redresser sous les voûtes inégales; ce n'est pas assez de s'égarer dans des détours inconnus, de se sentir, jusque dans l'abîme, l'objet de poursuites menaçantes; il y a un plus grand danger, une menace de mort plus affreuse, que M. Victor Hugo nous annonce sous cette forme précieuse que ses titres affectent : « Pour le sable comme pour la femme il y a une finesse qui est perfidie. Ce danger est celui de l'enlizement, c'est-à-dire de la disparition lente, de l'effacement de l'homme dans le sable fin et mobile, sur lequel s'ouvre en quelques endroits le radier brisé. C'est la grève du Mont-Saint-Michel dans un égout. On appelle ces funestes ruptures des fontis. Jean Valjean en rencontre une sur son chemin; il perd pied dans ce sol mouvant; son front surnage à peine sur la vase, et il élève encore au bout de ses bras le cadavre de Marius. Un dernier effort le

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