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notre destinée sociale. L'historien jette dans le cadre d'une fiction romanesque le tableau des événements qui ont le plus agité notre époque. Il juge les rois, les partis, le peuple: il dit les catastrophes et les victoires; il en suit les effets, il en développe les causes. Le romancier, auquel reste le rôle principal, déroule devant nous un long drame, où toutes les qualités qui font l'écrivain trouvent une ample carrière; art de conter, talent de prendre, don de l'observation, habitude de la mise en scène, inspiration poétique, caprices de style: il y a place pour tout dans un récit en dix volumes, dont l'auteur peut à volonté étendre ou resserrer, détourner ou ramener le cours.

Il y a moins à dire qu'on ne pense de la philosophie religieuse ou sociale, qui paraît ressortir du nouveau livre de M. Victor Hugo. Il affecte quelquefois de la mettre sur le premier plan, comme pour mieux donner à une œuvre d'imagination l'apparence d'une grave étude; mais les doctrines que le roman devait servir et répandre, ont moins d'importance que les craintes des uns et les espérances des autres ne leur en avaient donné. M. Victor Hugo traite les questions religieuses en artiste, en poëte, en metteur en scène, plutôt qu'en philosophe; son principal dogme consiste dans un panthéisme poétique qui convient merveilleusement à l'exubérance de son talent d'écrivain. Il y a dans les Misérables, sur les rapports intimes de l'homme avec la nature et de la nature avec l'infini, une suite de pages auxquelles il ne manque que le rhythme du vers pour faire pendant à ce fameux chant du satyre de la Lẻgende des siècles en l'honneur du grand Pan, de l'ètre universel:

Place au fourmillement éternel des cieux noirs,

Des cieux bleus, des midis, des aurores, des soirs!
Place à l'atome saint qui brûle ou qui ruisselle!
Place au rayonnement de l'âme universelle!

Vous retrouverez des variations assez fidèles de cette

grande musique dans la prose des Misérables. Mais dépouillées du vers, leur principal ornement, de telles idées n'offrent plus à l'esprit qu'une sorte d'ondoiement de mots, aussi obscur qu'inépuisable. Voyez ces quelques phrases extraites d'une amplification philosophique de plusieurs pages:

.... Bien qu'aucune satisfaction absolue ne soit donnée à la philosophie, pas plus de circonscrire la cause que de limiter l'effet, le contemplateur tombe dans des extases sans fond à cause de toutes ces décompositions de forces aboutissant à l'unité. Tout travaille à tout.

« L'algèbre s'applique aux nuages; l'irradiation de l'astre profite à la rose; aucun penseur n'oserait dire que le parfum de l'aubépine est inutile aux constellations.... Un ciron importe; le petit est grand, le grand est petit; tout est en équilibre dans la nécessité.... Dans cet inépuisable ensemble, de soleil à puceron on ne se méprise pas; on a besoin les uns des autres.... Tous les oiseaux qui volent ont à la patte le fil de l'infini. La germination se complique de l'éclosion d'un météore et du coup de bec de l'hirondelle brisant l'œuf; elle mène de front la naissance d'un ver de terre et l'avénement de Socrate.... Les éléments et les principes se mêlent, se combinent, s'épousent, se multiplient les uns par les autres, au point de faire aboutir le monde matériel et le monde moral à la même clarté.... Dans les vastes échanges cosmiques la vie universelle va et vient en quantités inconnues.... employant tout, ne perdant pas un rêve de pas un sommeil, semant un animalcule ici, ém ettant un astre là..., dissolvant tout, excepté ce point géométrique, le moi; ramenant tout à l'âme-atome, épanouissant tout en Dieu.... Machine faite d'esprit, engrenage énorme dont le premier moteur est le moucheron et la dernière roue est le Zodiaque1»

Voilà, dans une langue dont l'excès de précision philosophique n'est pas le défaut, les doctrines métaphysiques de M. Victor Hugo, si l'on peut appeler doctrines ces aspirations favorables à l'épanouissement de la phrase, ainsi traduites en tours de forces d'imagination et en effets de

1. T. VII, p. 158-160.

style. Ce Dieu, en qui tout s'épanouit, s'épanouit luimême avec une complaisance inimaginable dans la prose éblouissante de l'auteur des Misérables. Le nom de Dieu revient sans cesse, comme un soleil final, dans les pièces montées d'un feu d'artifice. Jamais on n'en a tant usé et abusé, pour l'éclat de l'image ou la sonorité de la période. On dit que Newton se découvrait toujours en entendant prononcer ce grand nom; Newton n'aurait pu lire les Misérables que le chapeau à la main.

Nous avons vu comment M. Victor Hugo exprime la fatalité qu'il fait triompher à Waterloo: « Napoléon gênait Dieu1.» En revanche, quand Javert conçoit un devoir nouveau, inconnu, c'est lui qui est gêné par Dieu. « Il avait un supérieur, M. Gisquet; il n'avait guère songé jusqu'à ce jour à cet autre supérieur, Dieu. Ce chef nouveau, Dieu, il le sentait inopinément, et en était gêné". Ce même Javert ne sait comment s'y prendre pour donner sa démission à Dieu. » C'est encore à propos de lui que M. Victor Hugo nous montre dans un Fampoux moral « l'écrasement d'une probité irrésistiblement lancée en ligne droite et se brisant à Dieu.» Jean Valjean aussi, dans ses grandes commotions, rencontre sans cesse Dieu. << Tout cela lui semblait avoir disparu comme derrière une toile de théâtre. Il y a de ces rideaux qui s'abaissent dans la vie. Dieu passe à l'acte suivant3. » Pour M. Victor Hugo, dégager la religion des superstitions qui s'y mêlent, cela s'appelle a écheniller Dieu!» Mais cette manie de jouer de Dieu à propos de tout, paraît mieux encore dans le couronnement de la grande tirade sur l'éléphant délabré de la Bastille, qui sert de retraite au gamin de Paris, le petit Gavroche. Cela passe toutes les bornes.

1. T. III, p. 74.
2. T. IX, p. 380.
3. T. X, p. 66.
4. T. II, p. 180.

O utilité inattendue de l'inutile! Charité des grandes choses! Bonté des géants! Ce monument démesuré, qui avait contenu une pensée de l'Empereur, était devenu la boite d'un gamin. Le môme avait été accepté et abrité par le colosse. Voilà à quoi servait l'éléphant de la Bastille. Cette idée de Napoléon, dédaignée par les hommes, avait été reprise par Dieu. Ce qui n'eût été qu'illustre était devenue auguste. Il eût fallu à l'Empereur, pour réaliser ce qu'il méditait, le porphyre, l'airain, le fer, l'or, le marbre; à Dieu, le vieil assemblage de planches, de solives et de plâtras suffisait. L'Empereur avait eu un rêve de génie; dans cet éléphant titanique, armé, prodigieux, dressant sa trompe, portant sa tour et faisant jaillir de toutes parts autour de lui des eaux joyeuses et vivifiantes, il voulait incarner le peuple; Dieu en avait fait une chose plus grande, il y logeait un enfant'. »

On a remarqué, à propos des œuvres dramatiques les moins morales, que Dieu prend d'autant plus de place au théâtre qu'il en tient moins dans la vie. Croit-on qu'il en prenne plus dans l'âme à mesure qu'on en parle davantage? Comme le langage officiel des diplomates et des politiques, qui se couvrent sans cesse de la Providence, l'abus oratoire que les comédiens et les poëtes font de Dieu donnerait presque au bon sens l'envie d'être athée.

Ce qu'il y a de plus louable dans les doctrines ou les aspirations de M. Victor Hugo, c'est une foi entière dans le progrès. Au milieu de toutes les défaillances du présent, il croit à l'avenir, il l'attend, il le proclame, il le bénit. La résurrection galvanique du vieux monde ne l'ébranle point. Le retour de toutes les choses vaincues en 1789 n'est qu'éphémère. Les victoires les plus inattendues du passé ne doivent point nous désespérer; en vain son fantôme menaçant est à nos portes; M. Victor Hugo propose de « vendre le champ où campe Annibal. Et il ajoute « Il n'y a pas plus de reculs d'idées que de reculs de fleuves.

1. T. VII, p. 325-327.

2. T. VII, p. 422.

D

La

société marche vers la lumière, la justice, le bonheur; ses crises la rapprochent de ce triple but, même en paraissant l'en éloigner. La révolution qui nous travaille est « la vaccine de la jacquerie, dit-il encore, et les émeutes sont « des convulsions vers l'idéal'.

D

Concourir au progrès, nous mener à l'idéal par des voies moins agitées, moins violentes, faire triompher la vérité par la bonté, tel est, si l'on en croit les déclarations de l'auteur, le but à la fois philosophique et social des Misérables. »

<< Le livre que le lecteur a sous les yeux en ce moment, c'est, d'un bout à l'autre, dans son ensemble et dans ses détails,... la marche du mal au bien, de l'injuste au juste, du faux au vrai, de la nuit au jour, de l'appétit à la conscience, de la pourriture à la vie, de l'enfer au ciel, du néant à Dieu. Point de départ : la matière; point d'arrivée : l'âme. L'hydre au commencement, l'ange à la fin 2. »

Programme puéril à force d'être pompeux, et sans aucune proportion avec le plan du roman. Si les Misérables ont un but social, il n'est ni si large, ni si haut. L'auteur nous dit ailleurs que cette grave et sombre histoire, comme il l'appelle, a été écrite dans le même but que, trentequatre ans plus tôt, le Dernier jour d'un condamné 3. Ici l'auteur est plus près de la vérité. Entre le Dernier jour d'un condamné et les Misérables, malgré l'intervalle de ces trente-quatre années et malgré la distance qui sépare un ouvrage en dix volumes d'un opuscule de moins de deux cents pages, il y a identité complète de pensée philosophique comme de procédés littéraires. Il y a de part et d'autre, au milieu d'accusations vagues contre la société, les mêmes protestations contre des institutions pénales

1. T. IX, p. 164-182.

2. T. IX, p. 482.

3. T. VII, p. 376.

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