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l'intérêt du roman achèvent d'être perdus de vue. La seule digression qui, tout en suspendant le récit, vienne à sa place naturelle, est la notice sur les égouts de Paris : toute cette étude agronomique, topographique, statistique, historique, si étrangère au drame, s'intercale du moins au milieu des faits qui peuvent lui fournir une occasion, un prétexte. Ces interruptions de parti pris ne manquent pas de charme dans un court récit; elles fatiguent dans un ouvrage de longue haleine. On concilie mal l'apparente austérité d'une étude de philosophie et d'histoire avec les petites prétentions du genre humoristique.

Les faits dont l'auteur des Misérables compose son drame ou les traits de caractère qui sont les éléments de ses types, ne sont pas toujours assez nouveaux, ni assez intéressants, pour n'avoir pas besoin d'être relevés par ce perpétuel effort de la mise en œuvre. La condamnation au bagne de Jean Valjean pour un pain volé avec effraction, la mise au ban de la société du forçat libéré par l'effet de son passeport jaune, l'impuissance fatale de ses meilleures intentions et la nécessité qui le rejette dans le crime, tout cela était déjà dans le Dernier jour d'un condamné, en esquisse, sinon en tableau. Voyez, en effet, le passage suivant de cette confession suprême où l'argot tient aussi sa place, et demandez-vous si vous ne connaissez pas d'avance toute la trame des Misérables:

« J'avais trente-deux ans; un beau matin, on me donna une feuille de route et soixante-six francs que je m'étais amassés dans mes quinze ans de galères, en travaillant seize heures par jour, trente jours par mois et douze mois par année. C'est égal, je voulais être honnête homme avec mes soixante-six francs, et j'avais de plus beaux sentiments sous mes guenilles qu'il n'y en a sous une serpillière de ratichon. Mais que les diables soient avec le passe-port! Il était jaune, et on avait écrit dessus forçat libéré; il fallait montrer cela partout où je passais, et le présenter tous les huit jours au maire du village où l'on me forçait de tapiquer. La belle recommandation: un galérien !

Je faisais peur, et les petits enfants se sauvaient, et l'on fermait les portes. Personne ne voulait me donner d'ouvrage. Je mangeai mes soixante-six francs, et puis il fallut vivre. Je montrai mes bras, bons au travail, on ferma les portes. J'offris ma journée pour quinze sous, pour dix sous, pour cinq sous. Point. Que faire? Un jour j'avais faim, je donnai un coup de coude dans le carreau d'un boulanger; j'empoignai un pain, et le boulanger m'empoigna: je ne mangeai pas le pain et j'eus les galères à perpétuité avec trois lettres de feu sur l'épaule; je te les montrerai si tu veux. On appelle cette justice-là la récidive. Me voilà donc cheval de retour. On me remit à Toulon; cette fois avec les bonnets verts. Il fallait m'évader. Pour cela je n'avais que trois murs à percer, deux chaines à couper, et j'avais un clou. Je m'évadai.... Cette fois pas de passe-port jaune, mais pas d'argent non plus, etc. ›

Est-il permis de reprendre ainsi son propre bien à trente ans de distance? Non quand il est tombé aussi complétement dans le domaine public; quand toute une génération de romanciers et de feuilletonistes ont fait jouer les mêmes machines et en ont usé les ressorts.

Les scènes de vol et de meurtre, les chasses organisées par la police, les prises de brigands et leurs évasions : ce sont là des éléments vulgaires d'intérêt; on regrette que le talent dramatique de M. Victor Hugo s'épuise à les rajeunir. La vie de Jean Valjean, ce centre de l'action des Misérables, finit par devenir monotone au milieu de ces dangers toujours les mêmes et toujours conjurés par les mêmes ressources. Poursuivi de retraite en retraite, pris, repris, sauvé, menacé encore, il se fatigue lui-même de son duel contre l'implacable société représentée par l'inflexible Javert. A la fin, le lecteur partage sa fatigue; la sympathie, toujours soumise aux mêmes épreuves, faiblit à mesure que le fil du récit s'allonge; la monotonie des péripéties use l'intérêt et la terreur. De là sans doute et de l'absence de conclusion pratique est venu en grande partie le refroidissement du public pour les derniers volumes d'une œuvre

dont les débuts promettaient à la fois une portée philosophique plus haute et un drame plus puissant.

Au milieu de toutes ces défaillances, M. Victor Hugo est resté, dans les Misérables, ce qu'il est dans tous ses ouvrages, poëte, c'est-à-dire peintre. La vieille formule : Ut pictura poesis, semble faite pour lui. Il n'est pas une école de peinture amoureuse de la couleur qui puisse rivaliser d'éclat avec le style mis en honneur par le chef de l'école romantique. A part un certain nombre de pages d'une simplicité relative, et qui, dans les premiers volumes, nous ont fait illusion, M. Victor Hugo n'a pas changé sa manière dans les Misérables, il l'a plutôt exagérée. C'est toujours celle des coloristes à outrance. Il empâte la toile; il donne aux objets de violents reliefs; il accuse les contrastes; il force les effets d'ombre et de lumière; il donne à l'abstraction la forme, à la forme la vie; il aime le mouvement désordonné, les proportions gigantesques; il s'étourdit lui-même de ses phrases pittoresques, et perd, dans l'ivresse de sa puissance, tout sentiment de la mesure. Sans remonter aux anciens ouvrages de M. Victor Hugo, son dernier livre de poésie, la Légende des Siècles, nous a donné d'avance, pour le style comme pour les doctrines, l'écrivain des meilleures comme des moins bonnes pages des Misérables. Le vers ne met qu'une légère différence entre les deux œuvres. C'est, de part et d'autre, la même avalanche de mots, la même exubérance d'images, le même épanouissement de la métaphore en allégorie; c'est toujours l'accouplement systématique du sublime et du trivial, l'affectation du simple dans le grand, la prétention au grand dans le petit, un double et constant effort pour matérialiser l'idée et pour idéaliser la matière. Grâce à ces procédés, il n'est peut-être pas un chapitre de l'auteur des Misérables qui, après vous avoir étonné ou ravi, ne vous irrite ou ne vous fatigue.

Un des torts de M. Victor Hugo, comme peintre, est de

se laisser emporter par un amour malentendu de la vérité à reproduire une foule de détails inutiles, indifférents, qui doivent s'évanouir dans l'effet général d'un paysage. Il cherche dans les plus petits accidents des plus grandes scènes des effets de contraste. En décrivant une des barricades de juin 1848, il dit : « Je me souviens d'un papillon blanc qui allait et venait dans la rue, l'été n'abdique pas1.» Peut-on voir cela ou s'arrêter à le peindre, au milieu du deuil, des cadavres épars et des flaques de sang? L'auteur nous parle ailleurs des penseurs indifférents, des artistes égoïstes, qui« regarderaient guillotiner en y cherchant un effet de lumière2. » N'est-ce pas prononcer son arrêt et celui de son système?

Parler du peintre dans M. Victor Hugo, c'est parler de l'écrivain nous pouvons donc insister. Nous le devons; car l'école pittoresque dont il est le chef continue de faire violence à la langue française, et cette transformation à tout prix de l'idée en image contrarie à la fois nos habitudes de précision et de bon sens. On a protesté, et avec raison, contre l'abus fait par le maître du grandiose, du colossal, du gigantesque, du titanique, du cyclopéen, du granit, des entassements, des escarpements, des écrasements, de l'horrible, du difforme, du vague, de l'ombre, du sombre, et de toutes ces images qui sentent plus l'effort que la force. Il n'est pas permis, dans la langue de Voltaire, de dire d'un agent de police qui protége l'ordre à Montreuil-sur-Mer : « Il faisait sortir de la loi la foudre; il prêtait main-forte à l'absolu. Il se dress ait dans une gloire. Il y avait dans sa victoire un reste de défi et de combat. Debout, altier, éclatant, il étalait en plein azur la bestialité surhumaine d'un archange féroce; l'ombre redoutable de l'action qu'il accomplissait faisait visible à son

1. T. IX. p. 16. 2. T. IX, p. 132.

poing crispé le vague flamboiement de l'épée sociale1. » La prose repousse, même du genre figuré, cette emphase qui déconsidérerait la poésie.

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Elle repousse également les choses recherchées comme celles-ci« La parole étant souffle, les frémissements d'intelligence ressemblent à des frémissements de feuilles1.» «Ils se disaient des choses dont les arbres frissonnaient3.> « Les tulipes qui ne sont autre chose que les variétés de la flamme faites fleurs. Elle n'admet pas davantage dans le genre sérieux, les figures volontairement triviales, par exemple: « Une populace de vagues crache sur lui. » — « Il tapait sur le ventre aux catastrophes ". » - Le progrès est honnête homme; l'idéal et l'absolu ne font pas le mouchoir'. » C'est ainsi que la recherche de l'effet jette dans le mauvais goût, et celle de l'originalité dans la bizarrerie.

Pour racheter toutes ces fautes, et tant d'autres énormités volontaires de pensée et de langage, est-ce assez de ces pages éblouissantes ou d'un style vraiment magistral qui se rencontrent çà et là dans les Misérables, et que je suis un des premiers à applaudir? Etranger aux passions et aux intérêts des coteries littéraires, j'ai abordé la lecture de cette œuvre si longtemps attendue, avec un besoin d'admiration qui, depuis de longues années, ne trouve guère à se satisfaire. Combien j'aurais été heureux de voir le chef encore si puissant d'une école vieillie, épuisée, se retourner, dans sa force, vers l'avenir dont le pressentiment appartient au génie ! J'avouerai volontiers que, même dans son mauvais goût, le romantisme échevelé d'un autre âge

1. T. II, p. 353.
2. T. IX, p. 57.
3. T. VIII, p. 7.
4. T. IX, p. 134.
5. T. I, p. 228.
6. T. V, p. 211.
7. T. VII, p. 417.

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