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qui passe, suivant un usage naturel et légitime, du rez-dechaussée d'un grand journal quotidien, le Constitutionnel, à l'étalage des libraires, et qui, en devenant livre, aurait pu former quatre volumes au moins de l'ancien format des cabinets de lecture. M. About et son éditeur ont voulu l'offrir d'abord au public en un volume unique, mais énorme et compacte, qui contient cinq ou six fois la matière de Germaine ou de Trente et quarante, et dont la lecture un peu attentive exige aussi cinq ou six fois plus de temps..

En s'élevant aux dimensions ordinaires du roman-feuilleton, M. About n'a pas entendu renoncer au soin littéraire qn'il porte jusqu'ici dans ses œuvres et laisser s'affaiblir, en les étendant, les qualités contestées du penseur ou le mérite incontestable de l'écrivain. Tout au contraire, il nous présente Madelon comme une œuvre complaisamment travaillée, et sur laquelle il paraît compter beaucoup pour être définitivement jugé. Comparant son nouveau livre à une étude de peinture sans nom, a remarquable seulement par l'application obstinée et le soin minutieux de l'artiste, » il ajoute: « C'est au même titre que ce roman peut entrer dans votre bibliothèque. J'ai mis trois années à le faire, ou du moins j'y ai travaillé avec amour pendant trois ans, toutes les fois que les tristesses et les dégoûts de la vie littéraire me laissaient assez de liberté. En vaudra-t-il mieux ? Je n'en suis pas bien sûr. Vous me direz cela, vous qui savez lire. »

Cette dernière question s'adresse à M. Henry Didier, député de l'Ariége au Corps législatif, à qui le roman de Madelon est dédié. Le critique qui a aussi la prétention de savoir lire, a le droit de croire que la même question lui est faite, et habitué à dire son avis, même quand on ne le lui demande pas, il doit surtout le dire quand on le lui demande. Voici donc franchement le mien, avec quelques preuves à l'appui.

M. About déploie et soutient dans tout le grand récit de

Madelon les qualités qui ont fait goûter jusqu'à présent ses moindres volumes, mais il ne me semble pas en manifester de nouvelles; il ne se transforme pas, il se développe dans le sens de son talent et aussi de quelques-uns de ses défauts. Le principal avantage de M. About, et ce n'en est pas un mince, est de se faire lire pour la vivacité naturelle de la forme, quel que soit l'intérêt des faits qu'il raconte ou quelle que soit la valeur des idées qu'il lui plait de remuer. Son style, rapide, facile, précis, toujours éminemment français, a par lui-même un charme qui ajoute au prix d'une nouvelle bien faite et qui peut sauver les longueurs d'une histoire languissante. S'il fait quelque excursion dans le domaine des idées, ses réflexions, quand elles sont justes, ressemblent à des éclairs du bon sens, et les théories un peu hasardées doivent à sa plume cette clarté qui désarme l'esprit par la satisfaction de comprendre. M. About est de ces conteurs qu'on écoute quand même, de ces écrivains qu'on lit toujours, quelque invraisemblables que soient leurs récits, quelque indifférentes ou contraires aux nôtres que soient leurs idées. La certitude d'être lu ou écouté n'est pas sans danger, et dans Madelon, comme dans quelques-uns de ses précédents volumes, M. About abuse parfois de la parole en homme qui sait trop que personne ne songera à la lui retirer.

Il serait assez difficile de résumer, dans sa donnée générale, le sujet de Madelon, et il serait trop long de le suivre dans les détails et hors-d'œuvre dont il se complique. Madelon est une de ces héroïnes du demi-monde, dont on trouve déjà, et depuis longtemps, que la littérature a trop prodigué les peintures. C'est, dans la force du terme, « une drôlesse.» Cette qualification, dont M. Clarétie faisait franchement, l'année dernière, le titre même de son premier roman, aurait pu seule donner, comme titre ou sous-titre, une idée nette du dernier ouvrage de M. About. Madelon est un des produits de la corruption élégante et dorée que

l'excès de la civilisation et du luxe met en honneur dans les grandes villes. C'est une des reines de cet empire de quelques mille mètres où vient se résumer, pour la richesse oisive, tout l'éclat du moderne Paris. On se presse sur ses pas; on se fait un honneur d'avoir entrevu dans la foule ses chevaux et sa voiture; on est fier de la connaître; être distingué par elle suffit pour faire d'un homme le roi d'un jour ou le mettre à la mode toute une saison.

Et pourtant, qu'est-ce que Madelon? Ce blanc flocon d'écume qui flotte à la surface du beau Paris, a pris naissance dans la lie de la population et, sous toutes ses transformations dorées, reste digne de son origine. Voici la note qu'un de ses amants les plus passionnés a reçue de la police sur son compte: « Madeleine, dite Madelon, dite Bordeaux, dite Schottisch, dite Blondine, dite Refaite, dite Mme Poteau, dite Mme de Tosty, dite Mme Love, dite Mme de Fleurus, née à Bordeaux, entre 1810 et 1815, de père et mère inconnus; engagée comme figurante au Grand-Théâtre de cette ville, condamnée à six mois d'emprisonnement, le 11 janvier 1833, pour vol d'une montre dans la loge d'une artiste; arrivée à Paris en 1834, après le suicide du jeune M.... son amant; bientôt célèbre dans les bals de la rive gauche; tombe dans une profonde misère. Inscrite le 22 août 1836, détenue six semaines pour infraction aux règlements; recueillie par le sieur Poteau, marchand de nouveautés rue Saint-Denis, qu'elle entraîne à la banqueroute; lancée par le baron nopolitain Tosti, mort en duel; enrichie par le banquier écossais M. Love; en dernier lieu, après une suite innombrable d'aventures, protégée par M. le marquis de G...; fort dangereuse, a causé la perte de plusieurs fils de famille, joue gros jeu; ne donne pas à jouer chez elle; possède un riche mobilier. Son domicile actuel, rue Louis-le-Grand. »

D'après ce résumé officiel de sa première jeunesse, on peut se faire le portrait moral de Madelon. Son portrait

D

a

physique est celui d'une femme à la mode plutôt que d'une belle femme. Un peintre célèbre du temps qui a essayé à plusieurs reprises de la peindre, y a renoncé et l'a presque mise à la porte de son atelier, en lui disant « qu'elle n'avait pas de lignes. Au milieu de ses traits bizarres, sa physionomie a une faculté d'expression qui lui assure tour à tour les triomphes de l'impudence et ceux d'une modestie bypocrite. Courtisane émérite, elle prend le rôle de vierge ingénue. Toute sa personne exerce une fascination à laquelle sa fortune a la plus grande part. Arrivée aux premiers rangs de sa caste, à force d'habileté, d'audace et de bonheur, elle a pour principal mérite d'être en vue, et d'y mettre ceux qu'elle s'attache. Elle promet surtout des satisfactions à la vanité, mobile plus puissant, il est vrai, dans le monde où elle règne, que celui de l'amour ou même du plaisir.

Les adorateurs sont dignes de l'idole. Ceux qui se disputent, à Paris, les préférences de Madelon, sont de riches désœuvrés, jeunes ou feignant de l'être, et qui sont moins avides de jouir que de passer pour être heureux. Il est impossible d'avoir moins de vraie passion et plus de sottise vaniteuse. M. About a parfaitement touché ce trait singulier de la vie désordonnée à notre époque, dont le type est son prince Astolphe d'Armagne, qui a devant lui une demi-douzaine de fortunes à manger et les dévore en herbe, Maître absolu de sa personne et du bien de sa mère, affranchi de la surveillance paternelle, il trouva, nous diton, le secret de se ruiner avant l'âge des passions.> M. About ajoute : « C'est qu'on peut faire d'énormes sottises à Paris, sans que la passion soit de la partie. La vanité est cent fois plus coûteuse que tous les vices. Les plaisirs proprement dits ne sont pas ceux qui se payent le plus cher; c'est l'ostentation, la comédie publique du plaisir qui met tant de gens sur la paille. »

A l'école d'absurdité fondée par Astolphe, dit M. About,

et encore très-florissante parmi la jeunesse d'aujourd'hui, appartiennent quelquefois des hommes qui ont atteint ou dépassé l'âge mûr. Mais ceux-là ne reviennent de l'avarice à la prodigalité que sous l'empire d'une passion plus profonde. Les charmes de la courtisane séduisent un avare ambitieux caché sous la robe d'un grave philosophe, ancien professeur de morale au Collège de France, maintenant député, bientôt ministre ou membre de la Chambre des pairs. Ce cuistre illustre dépouille tout le vieil homme pour atténuer les différences qui le séparent de Madelon. Elle a un empire plus prompt encore sur un autre avare dix fois millionnaire qui lui donne à la fois son nom et sa fortune, et qui, sous l'influence de son amour, passe des habitudes d'un Harpagon à la vie fastueuse d'un Lucullus.

M. About paraît avoir peur des hommes tout d'une pièce, et parmi ses personnages importants il en imagine un troisième qui donne un démenti non moins violent à son caractère. C'est un honnête gentilhomme de province, aimé, considéré et digne de l'être, l'honneur et l'amour de sa famille, le bienfaiteur de son pays, véritable modèle de noble vertu et d'aimable sagesse. Il sait toute la vie de Madelon; il a contribué à sauver un de ses amis de ses griffes; il veut la démasquer pour mettre sa mère, sa belle-mère, sa femme à l'abri de ses outrages, quand une seule visite de l'audacieuse courtisane le jette lui-même sous son joug. Il renie son passé de travail et d'honneur, quitte sa pure et douce famille et va courir les tripots de l'Allemagne à la suite de l'aventurière qu'il méprise. Le malheur fond sur sa maison en son absence et ne le ramène pas. Il y reviendra enfin, ruiné, abruti. Abandonné par sa maîtresse, il consentirait à vivre auprès d'elle en qualité de laquais. Tel est, grâce à Madelon, le dénoûment misérable d'une noble et belle existence sur laquelle l'auteur semblait un instant vouloir appeler toutes nos sympathies.

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