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je ne citerai pas; il est temps de mettre un terme à ces critiques. L'auteur, cependant, ne me saura pas mauvais gré d'un examen même sévère: en littérature comme dans l'art, on ne discute ainsi que ceux dont on attend quelque chose.

M. Jules Claretie, qui avait débuté, l'an passé, par un roman d'assez longue haleine, sous le titre provoquant d'Une Drôlesse, a continué ses débuts dans le genre narratif par de toutes petites nouvelles réunies sous le titre gracieux de l'une d'elles, Pierrille. On pourrait, cette fois, lui reprocher presque de prendre ses personnages un peu trop jeunes et ses sujets un peu trop bas; il descend quelquefois à une puérilité qui n'est pas exempte de recherche. Pour justifier la littérature villageoise, il rappelle en vain Marie-Antoinette et Florian. Le chantre d'Estelle et de Némorin n'avait pas tort de choisir des paysans pour personnages s'il nous avait montré en eux des hommes, sous la forme qui leur est propre; son tort était de les enrubanner ainsi que leurs moutons, et celui de Marie-Antoinette était de tenir Trianon pour une vraie bergerie. Par un défaut contraire, de nos jours, Mme Sand a prêté souvent à ses paysans des idées philosophiques et sociales au-dessus de leur intelligence, et elle n'a pas réussi à sauver, par quelques locutions rustiques ou de patois, les dissonances de leur langage et de leur éducation.

De même je vois trop, dans la Pierrille de M. J. Claretie, le français des classes supérieures gâté, sous prétexte de couleur locale, par l'emploi de quelques locutions vicieuses. J'y trouve aussi un peu trop d'embrassements, de chaudes étreintes, de spasmes affectueux. Le paysan, le vrai paysan est moins sensible que cela. Il est dur à la

1. Dentu, in- 18.

douleur morale comme à la fatigue, rarement accessible à l'émotion, et s'il éprouve, pour une autre perte que celle de ses moutons ou de ses bœufs, une impression profonde, il ne la fait guère paraître; il est concentré et, comme il dit, secret. C'est une faute contre l'observation que de lui donner une âme expansive.

Les nouvelles qui suivent Pierrille, dans le même volume, sont gracieuses, bien contées, et quelquefois d'un accent vrai. Monsieur Mayeux est la meilleure du livre et, je ne crains pas de le dire, l'une des meilleures du genre. Ce pauvre et honnête garçon, disgracié de la nature et méconnu des hommes, se fait plaindre et aimer. Il a pour mobile de sa conduite généreuse une des plus belles pensées morales que je connaisse; la voici dans la simplicité de langage qui lui convient « Les ingrats mêmes sont utiles; ils vous aident à faire le bien sans intérêt. » Ne dirait-on pas une réminiscence des anciens sages? Et la conclusion de cette touchante histoire! « Il avait été doux et bon; son nom demeura le synonyme de cynisme et de méchanceté. Et voilà comment naissent les légendes! C'est charmant et navrant tout ensemble.

Les autres petites fantaisies n'ont pas le même mérite. Les Amours d'une cétoine sont un rien gracieux; Bestiola est une fantaisie d'écolier qui promettait et qui tiendra: elle a dû être écrite au collége, loin de la scène. Tout cela se lit néanmoins et avec plaisir. Enfin ces pages détachées attestent mieux que maints grands romans ambitieux des qualités de conteur, qui, fécondées par l'étude et l'observation, garantissent le succès, pourvu qu'on ne veuille pas le brusquer.

Je dirai peu de chose, cette fois, de M. A. Vermorel, qui s'était placé, par son premier roman de Desperanza, dans la même école que les deux jeunes auteurs précédents, en faisant preuve pourtant de plus de vigueur. Les Amours

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vulgaires ont le tort de continuer un genre d'où l'on ne saurait trop tôt sortir.

Si c'est là vos amours, vous me faites pitié,

a dit Alfred de Musset, auquel l'auteur emprunte son épigraphe. A quoi bon alors nous en donner l'éternel spectacle? M. Vermorel cite aussi en tête d'un de ses chapitres ces mots de Schiller: « Cette catin a bon cœur; elles sont toutes comme ça. » A quoi bon alors en multiplier indéfiniment les échantillons? Les vulgarités repoussantes du réalisme finiront par nous faire goûter les fadeurs des disciples attardés de Florian. Lequel des deux systèmes est le plus vrai, le plus supportable, ou de nous montrer toute l'humanité heureuse par la foi, la justice et l'innocence, ou d'en mettre sans cesse à nu les misères et les laideurs?

Ceux qui n'aiment pas ce dernier spectacle aimeront-ils mieux la monotonie du spectacle contraire que nous offrent les romans de M. Alfred Des Essarts? Le contraste amène sous ma plume ce nom qui n'est plus celui d'un débutant. Je trouve de lui deux volumes nouveaux : Valentin ou la Femme de mousse et Souffrir c'est vaincre3. Le premier est une assez agréable histoire alsacienne, dont l'amour et la sorcellerie dévoilée forment le double ressort. J'y trouve des mœurs paysannes sans trivialité et de l'honnêteté naïve sans niaiserie. Seulement la Providence ex machina y prend trop de formes. Six personnages jouent tour à tour son rôle : l'amoureux Valentin, le curé, la sorcière, le baron, le préfet et jusqu'au gendarme. Grâce à l'intervention inattendue de ces protecteurs respectifs, on sort des plus mauvais pas sans encombre. En somme, le roman de Valentin vaut mieux que le genre au

1. Michel Lévy frères, in-18, 218 p..
2. Magnin, Blanchard et Cie, in-18, 260 p.
3. Dupray de la Mahérie, in-18, 366 p.

quel il appartient; on voudrait voir même la littérature. légère viser un peu plus haut.

Souffrir c'est vaincre n'est qu'un recueil de quatre nouvelles, mais avec de plus grandes prétentions, si nous en croyons le titre et l'Introduction que M. Emm. Des Essarts a écrite pour le livre de son père : « L'idée, la formule du nouveau volume, dit-il, se manifeste à tous, à première vue, par le titre même où la pensée de l'auteur irradie. Il faut pardonner un peu d'emphase au sentiment filial. M. Emm. Des Essarts n'excède-t-il pas la permission, quand il écrit, à propos de quelques nouvelles, une dissertation sur l'Héroïsme dans la douleur, où il rappelle les noms de Corneille, de Shakspeare, de Victor Hugo, et compare Ulrich Werner, le héros d'un des récits paternels, aux Philoctète, aux Prospero, aux Polyeucte, aux Eviradnus? Ces types « épurés, ennoblis, transfigurés par la souffrance, jamais dégradés, jamais abattus, tels sont les modèles que la tradition des maîtres transmettait à M. Alf. Des Essarts et dont ses personnages ne se sont pas écartés. De quoi n'est-il pas question dans ce singulier chapitre d'esthétique comparée? Du passé qui s'écroule, de l'avenir qui s'élève, de ce Chanaam du vingtième siècle vers lequel les poëtes et les romanciers ont mission de nous guider!» du byronisme et du werthérisme abolis, de la glorification, dans de modestes récits, de « la seule tristesse qui convienne aux âmes renouvelées, de la tristesse des héros! Il y a plus de gens qu'on ne pense qui écrivent pour les moindres livres de leurs amis de telles préfaces. M. Emm. Des Essarts, qui est sorti de l'Ecole normale et qui doit avoir lu beaucoup d'Horace et un peu de Voltaire, n'en écrirait pas deux comme cela, j'en suis sûr, et je lui accorde de grand cœur, pour cette fois, le bénéfice des circonstances atténuantes.

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Romanciers et romans divers. Figures nouvelles. MM. V. Cherbuliez, Eug. Fromentin, comtesse M. Montemerli: MM. R. Biémont, Am. Désandré, E. Mathieu, C. Périer, J. Lenglart.

Voyons maintenant quelques noms nouveaux dans la littérature du roman. Plusieurs débutants se signalent par des succès, et, si leurs coups d'essai ne sont pas encore des coups de maître, ils peuvent en faire espérer. C'est ainsi qu'on a beaucoup remarqué le Comte Kostia de M. Victor Cherbuliez1. Publié dans la Revue des DeuxMondes avant de paraître en volume, ce roman de longue haleine a frappé surtout par deux caractères : la jeunesse de l'imagination et le soin de la forme. On peut débuter par deux espèces de romans, le roman d'aventure et le roman d'études de mœurs, et on peut se rattacher à deux écoles, celle de l'idéal et celle de la réalité. Les jeunes idéalistes qui débutent dans les romans d'imagination ne doutent de rien. Ils inventent ou se ressouviennent, ils se jouent de la vérité, se soucient peu de la vraisemblance. Ils créent des personnages plus grands que nature ou en dehors de la nature; ils leur font des situations chimériques comme leurs caractères; ils nouent et dénouent l'intrigue suivant la poétique des contes de fées. Mais ils portent dans le maniement de ces vieux procédés tant de confiance et de naïveté, ils ont l'air de prendre, les premiers, tant de plaisir à leurs propres évolutions, que le lecteur en prend lui-même à les voir aller ainsi devant eux et se fait un spectacle de l'épanouissement libre et présomptueux de leur jeunesse.

Le Comte Kostia est une singulière histoire, pleine de

1. Hachette et Cie, in-18, 458 p.

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