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mystères, de terreurs et de tendresses indéfinies. On y sent peser le souvenir du crime à travers la longue expiation des remords. Des amours étranges prennent naissance dans d'inexplicables haines. Un secret formidable enveloppe les personnages et sert de noeud invisible à l'action. Le dévouement, né de la sympathie, enfante des prodiges et est récompensé par l'amour. Un comte russe, à la figure et à l'existence ténébreuses, se livre, dans un manoir sombre, à de savants travaux et élève auprès de lui un méchant enfant auquel il donne pour précepteur son secrétaire, jeune érudit français. L'élève, emporté par une nature brutale et pétri de vices prématurés, a conçu contre son maître une aversion violente. Celui-ci s'est juré de le rendre bon et heureux malgré lui. Il y parvient, après avoir bravé des scènes de fureur, exposé son repos et jusqu'à sa vie, et triomphé des obstacles inattendus, qui naissent de la révélation des mystères enveloppant le comte. Il a conquis l'amitié de son élève, il jouit des transformations de son esprit et de son cœur, et, lorsqu'un ordre paternel suspend les relations entre eux, il se rend auprès de lui en traversant l'espace, au moyen de cordages jetés comme des fils d'araignée au-dessus des abîmes. Enfin le jeune secrétaire voit son héroïsme de roman couronné de tous les succès. Le plus doux est l'amour de son élève qui se trouve devenir la plus charmante jeune fille. Le père, par des calculs secrets de jalousie et de vengeance, avait dissimulé son sexe sous les habits et les vices du nôtre.

Ce roman d'aventures, de secrets et de révélations, a un mérite littéraire qui rachèterait plus d'invraisemblances encore. Écrit avec soin et talent, il est pénétré tout entier de cette émotion sincère et contagieuse qui exerce sur le lecteur une grande puissance. M. Victor Cherbuliez est de l'école de George Sand, et le Comte Kostia rappelle la manière de Mauprat et de la seconde partie de Consuelo. C'est

déjà quelque chose pour un début. Généralement, on ne prélude à des œuvres vraiment personnelles qu'en rappelant involontairement les œuvres des autres. C'est un grand point de se rattacher, même sans en avoir conscience, à de pareils modèles. Nous ne connaissions de l'auteur qu'un essai d'esthétique : A propos d'un cheval, étude sur bas-relief du Parthenon. « Ces causeries athéniennes > indiquent des préoccupations d'artiste qui ne sont jamais inutiles aux littérateurs.

Si l'on veut voir comment les artistes se font hommes de lettres et débutent comme tels, par des romans, il faut prendre celui de Dominique par M. Eug. Fromentin', dont la Revue des Deux-Mondes a eu également les prémices. L'auteur, peintre distingué, n'avait encore pris la plume, que pour rédiger des notes de voyage, servant de commentaires à ses dessins. Son roman est plutôt, chose étonnante, d'un philosophe que d'un peintre. C'est une étude psychologique intime, approfondie. Ce n'est point le tableau de la passion et de ses luttes, avec les obstacles de l'heure présente, les crises de l'action et les incertitudes du dénoùment. Tout est fini, quand le livre commence; le sacrifice est accompli, accepté; le héros, le martyr d'un amour malheureux, s'est résigné à la vie réelle. Il en porte avec une noble fermeté tous les devoirs. Il s'efforce de procurer aux autres les joies de la famille qui sont, pour lui, empoisonnées par d'amers souvenirs.

En quelques mots, Dominique est marié, et il se donne tout entier à son foyer, comme un honnête homme, partageant son temps entre ceux qu'il doit aimer et les travaux des champs, par lesquels il tâche d'engourdir l'activité de sa pensée. Il a aimé, dès l'enfance, une femme à laquelle il ne devait pas être uni, et cette passion, qui a len

1. Hachette et Cie, in-18, 372 p.

tement envahi toute son âme, gronde encore sourdement au fond de sa vie, comme la voix étouffée d'un orage lointain. Un ami, qui a gagné sa confiance, le ramène, par un épanchement sympathique, à des souvenirs qu'il s'efforce de chasser. Si les derniers restes d'une flamme mal éteinte troublent la paix intérieure de son âme, ils ne se trahissent pas au dehors et respectent le bonheur de tous les êtres dont Dominique est devenu le soutien.

M. Laurent-Pichat dit avec plus encore de raison que de grâce : « Le tableau de Dominique, marié, entouré d'enfants, rendu sage par le devoir, resté brisé par le souvenir, nous représente une ruine qui supporte des plantes grimpantes et entretient des existences sous lesquelles la mort se cache presque en souriant1. »

Parmi les meilleurs romans signés de noms que je rencontre ici pour la première fois je placerai les Sensations d'une morte de Mme la comtesse Marie Montemerli1. C'est, comme le Comte Kostia, une histoire étrange, pleine de mystère, de passion et de terreur. L'action est plus sombre et le cadre tout à fait lugubre. Les événements ne se multiplient pas ou se concentrent dans l'intérêt d'un seul, le retour à la vie d'une femme que toutes les apparences de la mort ont fait mettre dans la tombe. Les sentiments sont plus profonds que variés; les situations sont pathétiques. L'opposition de l'amour dans le mariage et des passions qui peuvent le combattre est fortement tracée, et une haute moralité ressort de la peinture des fautes et des malheurs qui les expient.

La comtesse d'Aramant, voyant que son mari qu'elle adore est détourné d'elle par un autre amour, a voulu se donner la mort; elle a pris un poison qui l'a plongée dans

1. Correspondance littéraire, no de février 1863. 2. Hachette et Cie, 305 p.

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une léthargie profonde. Son inhumation, un peu précipitée, s'est faite au milieu de la plus poignante douleur, puis toute la famille a quitté le château tout plein encore des scènes de deuil. Un frère de la comtesse y revient seul. Savant comme un alchimiste, avide d'enlever à la nature ses secrets, à la mort une proie, il tire du caveau funèbre le corps de sa sœur; il y ranime peu à peu la vie; il rend tour à tour aux membres la force, à l'esprit la raison; cette dernière tâche est la plus rude. Enfin, après des mois de dévouement et de luttes, son œuvre est achevée, la famille, le mari surtout, sont discrètement préparés à la réunion, et la morte est rendue au monde et au bonheur. Le mari, qui a expié ses infidélités de cœur par une douleur sincère, est digne de la femme que la tombe s'est laissé arracher. Un sérieux talent d'analyse se déploie à l'aise dans cette composition romanesque étrange et lui donne un air d'originalité de bon aloi.

J'aime, en général, que les romans des débutants soient assez courts. Parmi ceux des plumes les plus exercées, les plus longs ne sont pas toujours les meilleurs. Pour le jeune écrivain, des proportions modestes, un cadre facile à remplir, un petit nombre de pages à soigner, une action simple et quelques situations à approfondir; c'est tout ce qu'il faut pour se faire juger, pour donner sa mesure comme penseur comme artiste, comme écrivain. C'est quelquefois une habileté; on est plus sûr de se faire lire; moins on semble demander d'attention, plus on en obtient.

Tel est le premier mérite du Petit-fils d'Obermann, de M. René Biémont1, ce n'est pas le seul. J'ai dit plus haut, à

1. Versailles; Beau jeune; pet. in-18, 140 p. On peut voir dans la Revue nationale (fevrier 1863) un article de M. Eug. Despois sur ce petit livre, article d'une critique judicieuse et élevée, comme tout ce qui sort de la plume trop peu féconde de l'auteur.

propos d'un petit volume de vers avec discours préliminaire, que j'aimais mieux la prose de ce nouveau venu que sa poésie. Son roman témoigne particulièrement d'un grand soin. C'est l'histoire d'une passion trop timide pour jouir d'elle-même, assez profonde pour laisser après elle un vide douloureux. Le jeune homme en qui l'auteur fait revivre Obermann est, comme le héros de Senancourt, < malheureux et triste.» « Jamais l'existence ne lui a été bonne, disait ce dernier; il n'a eu que des douleurs, et maintenant il n'a plus rien. Je l'ai vu, je l'ai plaint; je le respectais, il était malheureux et bon. Il n'a pas eu des malheurs éclatants; mais en entrant dans la vie, il s'est trouvé sur une longue trace de dégoûts et d'ennuis; il y est resté, il y a vécu, il y a vieilli avant l'âge, il s'y est éteint. »

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Tel est, exactement, le héros de M. Biémont. Il a aimé sans faire connaître son amour, sans le bien connaître luimême avant que la mort de celle qui aurait pu le partager, ne vînt lui dire : il est trop tard. Alors rien ne le retient plus dans la vie, ni le travail utile, ni l'art, ni la fortune et ses jouissances; il va cacher ses remords, « les remords de l'innocence, dit l'auteur, de l'impuissance, dirionsnous, au fond d'un couvent. Je reprocherai moins à la donnée du Petit-fils d'Obermann de n'être pas nouvelle que de ne pas convenir à notre génération. Nous avons mieux à faire aujourd'hui que de couver complaisamment en nous les maladies d'un autre âge. La conscience plus claire des besoins intellectuels et moraux du présent et de l'avenir, fait de l'action un devoir pour tous et pour chacun. Nos pères et nos aînés se livraient à une mélancolie stérile; ile avaient, comme on disait, du vague à l'âme. C'est qu'ils ne savaient pas ce qui leur manquait. Nous le savons trop bien, pour recommencer de sitôt les rêves impuissants d'Obermann ou de René. Les analyses délicates et plus ingénieuses que fortes de M. R. Biémont témoignent d'un

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